Bodycams en Belgique : état des lieux d’une fausse bonne idée

Depuis 2020, la course à l’équipement des polices fédérales et locales en « caméras piétons » (alias « caméra mobiles » ou « bodycams ») va bon train. Le récent contrat passé avec la société Securitas se compte en plusieurs millions d’euros, et concerne l’achat de caméras, logiciels, batteries, et d’heures de formation. Pourtant, les discours politiques présentant les bodycams comme pouvant protéger aussi bien les policier.es, que les habitant.es des dérives des premier.es, est contestable ; ainsi que la présentation des images produites par les bodycams comme « permettant la constatation des faits1 » : une image peut elle être vraiment neutre ? Quels sont les biais à l’œuvre dans ces images spécifiques ? Quelle est la procédure pour produire et diffuser les images issues de bodycams ? À quels enjeux et limites ces nouvelles images policières se confrontent-elles ?

OÙ EN EST-ON ?

Si Westkust ou Malines s’étaient déjà procuré des bodycams dès 2009, ce n’est qu’en mars 2018 que les député.es ont légiféré afin de les autoriser. Namur sera la première zone francophone à les tester en 2018-2019 avant de les développer en 2020.

Aujourd’hui, elles tendent à devenir la norme en Belgique : à Marlow, La Louvière, Fagne, Liège, Tournai, Mons-Quévy, Péruwez-Bernissart, Nivelles-Genappes, Ottignies-Louvain-la-Neuve, Gand, Turnhout, Anvers, et depuis 2021 dans les six zones de police bruxelloises, les bodycams sont en phases de tests ou opérationnelles.

Chaque zone de police déploie les bodycams de manière différente : les calendriers de phases d’évaluation et de validation ainsi que les protocoles d’enregistrement (déclenchement de la caméra, mémoire de pré-enregistrement, etc.) varient d’une zone à l’autre. Par exemple, au sein de la région bruxelloise, ce ne sont pas les mêmes protocoles d’enregistrement et de stockage dans la zone de police Bruxelles-Ixelles que dans la zone Bruxelles Nord.

Concernant les règles de conservation et d’accès, les bodycams sont soumises à la même loi que les caméras fixes : la loi sur la fonction de police (LFP)2. Les images doivent être conservées 30 jours minimum, la suite restant au choix discrétionnaire de la zone de police, ou même du commissariat. Par exemple, la zone Marlow (Uccle/Watermael-Boitsfort/ Auderghem) stipule sur son site internet : « Les images sont sauvegardées si elles sont pertinentes dans le cadre d’une enquête en cours ou d’un rapport officiel. Les images non pertinentes sont automatiquement supprimées 30 jours après leur prise de vue. »

Alors que de nombreuses communes sont encore en phase pilote, la police fédérale vient de signer au printemps 2023 un grand marché avec la société privée Securitas pour se faire livrer plus de 3000 caméras, accessoires, logiciels et heures de formation, pour un budget maximal « qui n’excédera pas 12.058,569,60 euros » rapporte le journal Le Soir3.

FINALITÉS POURSUIVIES

La Ligue des Droits Humains (LDH) a travaillé sur le rapport d’évaluation des bodycams de la zone de police Bruxelles-Ixelles. Trois finalités principales sont citées pour justifier le déploiement des bodycams :

«  a) lutter contre la position déforcée dans laquelle se retrouve le·la policier·ère face aux images produites par le public, (b) assurer la sécurité de toutes les parties en cause, et enfin (c) garantir plus aisément la véracité et la constatation des faits, tant à charge qu’à décharge4. » À l’article « 2.1. finalité » du rapport, on peut lire : « Les images et sons enregistrés par les bodycams sont destinés à servir de preuve tant dans des dossiers judiciaires, qu’en matière de police administrative et en matière disciplinaire ». Ces objectifs se retrouvent, dans leurs grandes lignes, dans la plupart des zones de police.

UNE IMAGE OBJECTIVE ?

Dans la vidéo ci-dessus, il s’agit de questionner la prétendue neutralité de cet outil technologique : les images ne sont pas en soi un élément objectif, celles produites par des bodycams, avec les spécificités de cet outil d’enregistrement, encore moins. Le hors-champ, le grand angle, le mouvement induit d’une caméra corporelle, la contre-plongée, l’identification à la personne qui filme : tous ces éléments influent sur la lecture de l’image. Loin d’être « objective », l’image produite par une bodycam est biaisée.

L’interprétation des images est aussi soumise à des grilles de lecture, notamment un point de vue racialement situé  : les préjugés du spectateur peuvent l’amener à lire les actions et réactions d’un corps racisé comme porteur d’une intention dangereuse5. Ces interprétations vont jouer un rôle dans l’évaluation de la légitimité de l’usage de la force.

D’autres éléments sont à souligner quant aux enjeux du développement des bodycams, en voici un aperçu, des articles et sites cités ci-dessous permettront d’aller plus loin.

LES PRINCIPAUX ENJEUX SOULEVÉS PAR L’INTRODUCTION DES BODYCAMS

  1. Choix discrétionnaire

Dans l’écrasante majorité des cas, le ou la policier.ère est maître du processus vidéo, et cela, sur l’ensemble de la chaîne (de la prise de vue au stockage des images). Que ce soit au stade du déclenchement de la caméra, du tri et de la conservation des données, de l’évaluation, ou de la communication sur les données récoltées, la police garde entièrement le contrôle, sans aucune intervention extérieure. Difficile d’y voir un médium neutre, notamment dans des affaires où la violence de la police est questionnée, lorsque la production des images incombe uniquement à la police : c’est elle qui décide de filmer – ou pas – et si oui, quand. Elle décide ensuite d’utiliser, ou non, les images produites.

  1. Procédures judiciaires

« En Belgique, même en présence d’images, les condamnations de membres des forces de l’ordre sont peu fréquentes »
(Ligue des Droits Humains6)

Les images filmées par des bodycams, si elles ont été enregistrées en respectant le cadre légal, peuvent être saisies par la justice, dans le cadre d’une procédure judiciaire, et faire partie des éléments de preuve.

Dans son rapport sur les bodycams, la LDH remet en question la possibilité que les images produites par les bodycams puissent aider contre les violences policières : « En Belgique, une personne qui est victime de violence illégitime par des membres des forces de l’ordre se voit souvent dépourvue de voies de recours, les dossiers étant régulièrement classés sans suites ou, lorsqu’ils ne le sont pas, ils n’aboutissent que très rarement à une condamnation. C’est ce qu’attestent les constats, outre celui de la Cour européenne des droits de l’homme dans certains arrêts, du Comité P, du Comité des droits de l’homme des Nations Unies, du Comité contre la torture des Nations Unies et encore du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies7. » Les bodycams ayant été introduites en Belgique il y a peu, nous avons donc peu de recul pour examiner précisément des affaires dans lesquelles des images filmées par des bodycams se seraient retrouvées. Cependant, les nombreux obstacles analysés pour les caméras fixes de surveillances (lire ici l’article complet), valent pour les caméras mobiles. Que ce soit du côté des personnes mortes sous l’œil de caméras en cellules, du côté des images partielles ou inexistantes, ou encore des analyses d’images sous forme de captures d’écran qui arrivent devant les juges : l’ensemble de la chaîne des images issues des caméras de surveillance pose question, aussi bien pour prévenir que pour constater, voire condamner, les violences policières. Le choix discrétionnaire qui revient au policier ou à la policière d’enclencher sa caméra corporelle et de conserver les images au-delà du délai minimum, nous rend d’autant plus sceptique quant à la possibilité que des images issues de bodycams puissent permettre la condamnation de policier.es pour usage disproportionné ou illégitime de la force8.

  1. Flou sur la diffusion et la protection des données

Il y a actuellement un flou sur la protection des données des personnes filmées par les policier.es. Ceci n’est pas pour rassurer, dans un contexte où la surveillance des citoyen.nes semble exponentielle. La possibilité de transmettre les vidéos de surveillance (rue, drones, bodycams) à des centres de commandement, centralisant et analysant l’ensemble de ces flux, a ainsi été facilitée et encouragée sous le ministère de Jan Jambon dès mars 2018 en Belgique.

En outre, selon le protocole utilisé, un pré-enregistrement est prévu (une mémoire tampon de 1 à 2mn qui se déclenche avant l’enregistrement), les personnes ne sont alors pas au courant qu’elles sont filmées, ce qui est illégal. De surcroît, les caméras en circulation enregistrent l’image et le son, alors que la loi stipule qu’il faudrait l’autorisation préalable d’un juge d’instruction pour enregistrer le son.

  1. Les quartiers populaires davantage ciblés

Les quartiers les plus défavorisés – où vivent la plupart des descendants de l’immigration post-coloniale – sont des lieux privilégiés d’expérimentation des technologies de surveillance et de répression policière : ce sont dans ces quartiers que les caméras de surveillance ont été particulièrement développées9, et que les policier.es muni.es de bodycams patrouillent le plus régulièrement. La prétendue neutralité de la technologie tend à gommer ces mécanismes discriminatoires (préjugés, quadrillages racialisés des dispositifs, etc.) alors même qu’ils les renforcent. Les images récoltées par les bodycams présentent le risque de surreprésenter des jeunes issus de l’immigration post-coloniale, et ces images de nourrir des banques de données constituées à des fins de reconnaissance faciale, voire de pratiques « prédictives10 ».

  1. Les bodycams pourraient aisément contribuer à la reconnaissance faciale

Si la reconnaissance faciale n’est pas encore légale en Belgique, tout semble aller dans cette direction : pensons aux pressions de l’ancien Ministre de l’Intérieur, Peter De Crem11, à l’avant-projet de loi Pandémie, ou aux nouvelles caméras installées à la gare du Midi qui sont compatibles avec la reconnaissance faciale (disposées face aux portes et aux escalators, elles permettront d’identifier des personnes à l’aide de données biométriques).

Les images produites par les bodycams viendront ainsi aisément grossir les flux vidéos traités par des systèmes d’intelligence artificielle et d’analyse automatique des données.

  1. Un budget colossal au service de l’industrie technologique sécuritaire

Équiper les services de police avec des bodycams est extrêmement coûteux : en plus de l’achat des caméras, il faut compter les chargeurs et batteries, les cartes de stockage, ainsi que les installations de stockage de données, la formation et le personnel supplémentaire pour gérer les données vidéo et les coûts d’entretien. À titre d’exemple, voici quelques marchés obtenus par la société privée Securitas pour la vente de bodycams : Namur, 90 caméras en 2020 : 115 000 €12 ; la zone de police de Boraine, 26 caméras en 2022 : 37 600 €13 ; Gent, 33 caméras en 2020 : 31 000 €14 ; La Louvière, 33 caméras en 2020 : 50 000 €15. La zone de police Midi (Anderlecht, Forest, Saint-gilles) annonçait quant à elle, en 2021, avoir voté un budget de 735 000 €, « en faveur d’équipements de modernisation : optimalisation des caméras en fonction des besoins des communes, usage progressif des bodycams et équipements informatiques à bord des véhicules permettant aux agents de maximiser la présence en patrouille16 ». Ci-dessous, l’avis d’attribution de marché 2023 de la police fédérale pour un budget de plus de 18 millions d’euros HTVA en faveur de la société Securitas pour l’achat de bodycams et de fournitures.

En outre, le matériel technologique est rapidement obsolète et nécessite d’être changé régulièrement. Face aux enjeux sociaux contemporains, augmenter le budget de la police pour développer des technologies sécuritaires qui vont enrichir des entreprises privées, est une réponse très questionnable.

Pour conclure

L’introduction et le développement des bodycams, loin de répondre aux besoins énoncés par la police (plus de justice et plus de sécurité), soulèvent des enjeux éthiques, budgétaires, techniques et légaux, au-delà même des aspect arbitraires et discriminatoires que leur mise en pratique laisse craindre. Les arguments avancés pour leur déploiement masquent le débat sociétal indispensable autour de la surveillance et de la répression.

Pour poursuivre

– « Contre les bodycams policières à Saint-Gilles (et ailleurs) », Octobre 2021 : https://stopuneus.org/

– « Note de position de la Ligue des Droits Humains sur le recours aux bodycams par les forces de police », PoliceWatch, mai 2021 : https://policewatch.be/files/PW_analyse_bodycams_Vlongue.pdf

– « Police du future et profilage ethnique », Rémy Farge, 2021 : https://www.liguedh.be/wp-content/uploads/2020/06/Police-du-futur-et-profilage-ethnique_Chronique_LDH_191.pdf

– « Les bodycams : ça marche. Ou pas. » Médor, Quentin Noirfalisse, Octobre 2021 : https://medor.coop/hypersurveillance-belgique-surveillance-privacy/police-justice-bng/episodes/namur-les-bodycams-ca-marche-ou-pas-equiveillance/

– Médor, Quentin Noirfalisse, Octobre 2021  : « A Namur, des bodycams pour sauver la police » https://medor.coop/hypersurveillance-belgique-surveillance-privacy/police-justice-bng/episodes/a-namur-des-bodycams-pour-sauver-la-police-sousveillance/

1 PoliceWatch, mai 2021 : «  Note de position de la Ligue des Droits Humains sur le recours aux bodycams par les forces de police » https://policewatch.be/files/PW_analyse_bodycams_Vlongue.pdf

2 Loi caméra : https://www.besafe.be/fr/loi-camera

3 Le Soir, 8 mai 2023, “Securitas sécurise sa mainmise sur le marché belge de la bodycam (et pas que). »

4 op. cit. PoliceWatch, mai 2021 «  Note de position de la Ligue des Droits Humains sur le recours aux bodycams par les forces de police » .

5 La philosophe Elsa Dorlin analyse les images de l’arrestation de Rodney King (un homme noir tabassé par la police à Los Angeles en 1991) et relève que ces images, qui firent le tour du monde et furent accueillies par le « public » comme l’évidence de la violence policière, ont été vues par le jury comme une scène de légitime défense montrant la « vulnérabilité des policiers » face à cet homme noir. Elsa Dorlin convoque alors la notion de représentation de la violence : « Cette violence, les hommes noirs en sont toujours rendus responsables : ils en sont la cause et l’effet, le commencement et la fin ». (Dorlin, Se défendre, Une philosophie de la violence, ed. Zones 2017). Voir aussi les textes du Comité justice pour Lamine Bangoura, 2021 : https://blogs.mediapart.fr/plis/blog/090521/belgique-pays-de-non-lieux-innocence-raciale-et-negrophobie-judiciaire.

6 PoliceWatch, ibid.

7 PoliceWatch, ibid.

8 Notons que les images de bodycam qui nous sont parvenues de l’arrestation violente et humiliante d’un jeune homme par huit inspecteurs liégeois sont issues d’une erreur technique : un des inspecteurs avait déclenché par mégarde sa caméra corporelle ! Voir l’article de la RTBF : https://www.rtbf.be/article/bavure-policiere-voici-les-images-de-bodycam-qui-secouent-la-justice-liegeoise-11143080

9 Voir P. de Keersmaecker et C. Debailleul, 2016 « Répartition géographique de la vidéo-surveillance dans les lieux publics de la Région Bruxelles-Capitale » ; « Contre les bodycams policières à Saint-Gilles (et ailleurs) » (oct. 2021), https://stopuneus.org/

10 « La police belge du futur s’appuiera sur des algorithmes dans le cadre du projet iPolice dont la mise en œuvre est prévue entre 2020 et 2024. Ce système encore opaque accueillera des données policières actuellement dispersées et permettra de les consulter simultanément en fonction d’un profil. Il identifiera des hotspots correspondant à des lieux et des moments de référence où se dérouleraient le plus souvent des faits criminels. » « Police du future et profilage ethnique », Rémy Farge, 2021.

11 https://www.lalibre.be/belgique/judiciaire/2020/07/02/pieter-de-crem-souhaite-que-la-reconnaissance-faciale-soit-utilisee-par-la-police-mais-cela-ne-fait-pas-lunanimite-4MEJBVOXSRAELBOT7SPRQSY3MM/

12 https://www.namur.be/fr/ma-ville/vie-politique/conseil-communal/seances-du-conseil/archives/2020/01-09-2020/pvzp010920-site-ville.pdf

13 https://www.policeboraine.be/Police-Boraine/wp-content/uploads/2022/CONSPOL-2022-03-30-PV.pdf

14 https://www.politiehekla.be/sites/5349/files/downloads/Politieraad%2024%20februari%202021%20-%20publiek%20verslag.pdf

15 https://www.police.be/5325/statistiques/sites/5325/files/downloads/D%C3%A9cision%20CC%20bodycams%2026052020.pdf

16 https://www.police.be/5341/fr/actualites/communique-de-presse-budget-2021

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