Quelques enjeux du développement de la vidéosurveillance à Bruxelles
Certaines images issues de caméras de surveillance interviennent dans des affaires de violences policières, posant la question de leur accessibilité, leur visibilité, et surtout de leur impact en termes judiciaires. Les images de violences policières s’inscrivent ainsi dans différents enjeux du développement de la vidéosurveillance dans l’espace public, dont nous proposons ici des premières pistes d’analyse. Comment se développe ce moyen de surveillance ? Avec quels usages explicites et sous-jacents ?
ÉTAT DES LIEUX
Brefs retours historiques
Les caméras de vidéosurveillance apparaissent dans l’espace public bruxellois en 1968 (hors caméras privées), installées par la STIB dans le métro. Elles se développent progressivement au cours des décennies suivantes, à des fins de régulation du trafic routier, ou à l’occasion d’événements pour lesquels la sécurité est renforcée (championnat d’Europe de football en 2000 par exemple). C’est à partir de 2003 que les caméras se répandent de façon massive dans la ville, avec la mise en place d’une subvention régionale d’un total de 1,5 million d’euros, pour les communes qui souhaitent développer la vidéosurveillance sur leur territoire. À l’exception d’Auderghem et de Watermael-Boitsfort, toutes les communes bruxelloises bénéficient alors de cette subvention. Entre 2006 et 2015, le nombre de caméras de surveillance dans la Région de Bruxelles-Capitale passe de 192 à 796. Si les premières installations sont le fait des communes, le contrôle des caméras devient rapidement de la responsabilité des zones de police. À partir de la fin des années 2000, les réseaux de caméras sont unifiés, et des plans communaux organisent et accélèrent leur déploiement. En mars 2014, le gouvernement régional a ainsi voté l’adoption d’un projet de « zone intégrée », qui prévoit plus de 3000 caméras de surveillance.
En 2016, Pauline De Keersmaecker et Corentin Debailleul1 cartographient 1365 caméras de surveillance dans l’espace public de la Région de Bruxelles-Capitale. 984 sont alors gérées par les services de police communaux, et 378 par le service public des transports MOBIRIS (dont 348 dans les tunnels). A cela s’ajoute 1800 caméras installées par la STIB dans les infrastructures du métro (en plus de 4000 caméras dans les rames), et 62 qui couvrent les zones du port et du canal. D’après les informations recueillies par la Ligue des Droits Humains dans le cadre d’une campagne de collecte de données2, on compte en 2022 environ 1200 caméras de police. De leur côté, les communes ont développé des programmes de lutte contre les dépôts d’ordures, et recourent désormais à des caméras temporaires pour tenter de capturer des images qui pourraient ensuite servir à donner des amendes3.
Des enjeux économiques majeurs
« Une caméra coûte entre 8000 et 27 000 euros, mais d’autres coûts doivent être pris en compte : la consultance utilisée par 60 % des municipalités, l’installation, le fonctionnement et la maintenance4. »
À titre d’exemple, le plan en quatre phases prévoyant l’installation de 230 caméras entre 2005 et 2015 dans la zone de police de Bruxelles Capitale Ixelles avait un budget de plus de 10 millions d’euros, et le dispositif de 130 caméras déployé en 2016 dans la zone de police de Bruxelles-Nord a coûté six millions d’euros. La vidéosurveillance coûte cher aux collectivités qui décident de la mettre en place, néanmoins les communes en assument rarement la charge seules, et bénéficient de subventions régionales, fédérales, voire européennes (s’agissant du quartier européen), tout comme la STIB. Côté fabricants, la vidéosurveillance représente un vaste marché financier au niveau mondial, avec une croissance annuelle de 13 % en moyenne. Au total, les recettes mondiales du secteur devraient passer de près de 37 milliards de dollars en 2018 à 68 milliards en 20235.
Évolution technologique : vers des caméras « intelligentes »
L’expansion de la vidéosurveillance est indissociable d’évolutions technologiques en plein essor : nouveaux appareils (drones, bodycams), ou nouveaux outils de traitement des données (reconnaissance faciale, algorithmes prédictifs).
Au moment des grands plans de déploiement de la vidéosurveillance des années 2000, commencent à apparaître des caméras dites « intelligentes » , qui peuvent être associées à des logiciels d’analyse du contenu vidéo programmés pour détecter les comportements jugés suspects (une trop longue immobilité dans un parking pouvant être analysée comme un potentiel vol de voiture, ou un attroupement une potentielle émeute). Il semblerait néanmoins que cette technologie ne soit pas encore au point, et que, suscitant un trop grand nombre d’alertes, une intervention humaine reste indispensable.
À l’heure actuelle, les seules caméras de vidéosurveillance autorisées à être reliées à des fichiers de données personnelles, sont les caméras ANPR (à reconnaissance automatique de numéro de plaque d’immatriculation), dont l’installation a été généralisée par le dispositif « zone de basses émissions » mis en place en 2018 par la Région de Bruxelles-Capitale. Depuis 2017, plusieurs phases de test de vidéosurveillance à reconnaissance faciale ont aussi été effectuées par la police fédérale (le premier ayant été lancé à l’aéroport de Bruxelles-National suite aux attentats du 22 mars 2016), alors même que cette technologie n’est pas autorisée en Belgique. Elles ont pour la plupart été stoppées à la suite d’un avis négatif de l’organe de contrôle de l’information policière (COC), et de résultats peu probants concernant les marges d’erreur. Comme le souligne la coalition d’associations à l’origine de la pétition « pour interdire la reconnaissance faciale dans l’espace public bruxellois » du 14 mars 2023 :
« Une recherche menée par la KULeuven en Flandre et en région bruxelloise, au moins 5 zones de police locale sur 86 répondantes disposaient de la reconnaissance faciale, l’une d’elle affirmant même l’utiliser ‘souvent à très souvent’. […] L’usage de la reconnaissance faciale n’est donc pas légal en Belgique mais il persiste dans le chef de la police et de la ministre de l’Intérieur une volonté d’utiliser cette technologie6. »
CERTAINS ENJEUX DU DÉVELOPPEMENT DE LA VIDÉOSURVEILLANCE
Lutter contre l’insécurité ?
Selon ses promoteurs, le développement de la vidéosurveillance répond à une logique de lutte contre l’insécurité, cherchant à dissuader, prévenir, mais aussi punir les actes de délinquance. Cette politique ne tend pas à comprendre ni à traiter les causes de l’insécurité, mais bien à y remédier à l’aide d’innovations technologiques, et de techniques urbanistiques ou architecturales. Liées au développement de la vidéosurveillance, les théories de la « prévention situationnelle7 », ou encore de l’« urbanisme défensif », désignent des politiques d’aménagement de l’espace public qui visent à rendre les villes plus sûres, à la fois en décourageant les comportements criminels, et en renforçant la responsabilisation des habitants et le contrôle social. À Bruxelles, cette approche s’incarne dans certains éléments de mobilier urbain (bancs conçus pour empêcher les gens d’y passer la nuit) ou lors d’opérations de rénovation urbaine, qui réduisent les recoins (supprimer les arbres, créer de grandes esplanades ouvertes minéralisées, comme sur la place Flagey, la place Jourdan, ou le Parvis de Saint-Gilles), permettant aux caméras d’avoir un champ de vision plus opérationnel et de faciliter les interventions des forces de l’ordre.
Toutefois, même en se plaçant dans cette logique sécuritaire, l’efficacité de la vidéosurveillance sur la lutte contre l’insécurité reste incertaine.
« L’argument de la lutte contre la criminalité est en effet injustifié, puisque le constat qui ressort des études est celui d’une incidence limitée sur les nuisances et d’un déplacement spatial des délits, plutôt que d’une baisse de la criminalité8 ».
L’effet dissuasif de la vidéosurveillance n’est pas démontré, et dépend des types d’espaces : si elle peut avoir un certain impact dans des lieux clos (parkings ou commerces), elle en a très peu dans les espaces extérieurs, étendus et complexes. Son efficacité a posteriori, dans le cadre de poursuites judiciaires, n’est pas non plus probante9.
Soulignons que dans le cas de violences policières, la présence de caméras de vidéosurveillance sur les lieux ne permet que très rarement de faire avancer les poursuites judiciaires, leurs images étant la plupart du temps soit non versées au dossier, soit partielles, soit inexistantes. Lorsqu’elles sont versées au dossier, c’est sous la forme d’un rapport papier où figurent des captures d’écran commentées par les policier.es en charge de l’enquête, ce qui biaise leur lecture. (Cf. article ci-dessus).
La présence de caméras ne semble pas non plus être « préventive » : pensons aux nombreuses personnes mortes devant une caméra de surveillance en cellule en Belgique : Sourour Abouda, Mohamed Amine Berkane, Ilyes Abbedou, Ibrahima Barrie, Joseph Chovanec, Simon Bachelard, Dieumerci Kanda, Jonathan Jacob, Hassan Chrikri, pour ne citer qu’elles.
On peut légitimement se demander si cette expansion de la vidéosurveillance ne vient pas plus répondre à des logiques politiciennes, notamment balisées par les temps électoraux, qu’agir effectivement sur l’insécurité, devenant un outil d’affichage politique.
« Que l’objectif soit d’agir contre la pollution ou l’insécurité, le développement de la vidéosurveillance et d’autres objets « smart » semble plus relever du « solutionnisme technologique » [Morozov, 2014] que d’une mesure politique prenant en compte la complexité des enjeux en présence dans le cadre d’un débat public10. »
Vidéosurveillance et inégalités sociales
Le développement de la vidéosurveillance reproduit et entretient les inégalités sociales et raciales à plusieurs niveaux : dans la manière dont est conçue et répartie cette technologie, mais aussi dans celle dont sont traitées ces images. En étudiant les localisations des caméras à Bruxelles, De Keersmaecker et Debailleul ont mis en évidence une répartition géographique reflétant les inégalités sociales au sein de la population, et une utilisation de la vidéosurveillance visant à « protéger des intérêts particuliers et surveiller des groupes sociaux bien précis ». Les quartiers bruxellois qui concentrent le plus de caméras de surveillance sont les plus défavorisés sur le plan socio-économique, avec les plus fortes proportions de population immigrée, ou les taux de chômage les plus importants (Molenbeek, Matongé). Ils sont d’autant plus équipés qu’ils sont proches du centre-ville, « commercial et touristique », et du quartier européen, eux-mêmes très fournis en caméras. Le nombre de caméras décroît fortement vers la périphérie de la ville : les quartiers plus riches de Auderghem, Watermael-Boitsfort, Woluwé et Uccle ne font l’objet que d’une très faible vidéosurveillance publique.

Ainsi, certaines populations sont particulièrement filmées, notamment les populations pauvres et racisées, ce qui pousse certains auteurs à parler de « profilage ethnique » :
« Le profilage ethnique recouvre une multiplicité de mécanismes structurels et s’opère lorsque des activités de contrôle, de surveillance et d’investigation ne sont pas basées sur des motifs raisonnables mais sur la couleur de peau, l’origine ou la religion supposées ou réelles11. »
Certains outils en développement, comme la bodycam ou la reconnaissance faciale, risquent d’accentuer ces pratiques discriminatoires. Plusieurs biais ont été relevés par des chercheurs : biais algorithmiques dus à la surreprésentation d’hommes blancs dans les bases de données utilisées pour entraîner les algorithmes, surreprésentation des hommes racisés dans les bases de données de la police, etc. La mise en lien de la vidéosurveillance et d’algorithmes prédictifs, qui seraient censés identifier des lieux à risques par exemple, pourrait aggraver ce phénomène de profilage ethnique :
« La surexposition des jeunes issus de l’immigration postcoloniale et en particulier dans les quartiers populaires, ainsi que divers mécanismes discriminatoires (biais des technologies, préjugés, quadrillage racialisé des dispositifs, etc.) entraînent un biais dans ces banques de données à la base des activités dites prédictives12. »
À rebours de certaines stratégies de légitimation de la vidéosurveillance qui mettent en avant une supposée neutralité technologique, on peut également souligner les stéréotypes véhiculés par les agent.es en charge du traitement des images de vidéosurveillance. Dans une étude réalisée en 199013, les chercheurs Norris et Armstrong ont montré que les opérateurs qui analysaient les images de vidéosurveillance ciblaient en priorité des adolescents masculins, et que l’appartenance réelle ou supposée à un groupe ethnique était un critère déterminant. Par ailleurs, environ la moitié des « personnes ciblées » l’étaient sans « aucune raison évidente » permettant de justifier a priori l’intervention des opérateurs, celle-ci reposant alors principalement sur leurs préjugés.
Des principes fondamentaux mis de côté
Les multiples usages de la vidéosurveillance bafouent un certain nombre de principes sans que soient réellement mises au débat public ces évolutions. Sont remis en question des droits et libertés fondamentaux comme le droit de circuler ou de se réunir librement dans l’espace public, le droit au respect de la vie privée, à l’anonymat, ou encore la présomption d’innocence. Certains développements en cours font craindre des dérives plus importantes encore, en particulier l’utilisation de la reconnaissance faciale :
« Cette technologie implique d’importants risques : piratages de données à caractère personnel très sensibles, erreurs et reproduction des discriminations sexistes ou racistes induites par les conceptions sociales dominantes et les institutions qui les vendent et qui les utilisent, menace d’un glissement vers une surveillance de masse14. »
Pour conclure…
Si les tenants d’une approche sécuritaire peuvent arguer de l’utilité de la vidéosurveillance dans l’espace public pour lutter contre l’insécurité, son efficacité est loin d’être évidente. Elle ne permet par ailleurs pas de combattre les violences policières, mais s’intègre au contraire dans les mêmes logiques sécuritaires, racistes et classistes qui permettent ces violences. S’inscrivant dans une course au développement technologique néfaste, l’expansion de la vidéosurveillance va à l’encontre de certains droits et libertés fondamentaux, tout en entretenant les inégalités sociales et raciales.
1 Ce texte s’appuie notamment sur le travail effectué par ces deux auteurs, qui ont cartographié de façon précise les caméras de surveillance à Bruxelles : P. De Keersmaecker et C. Debailleul (2016), « Répartition géographique de la vidéosurveillance dans les lieux publics de la Région de Bruxelles-Capitale », Brussels Studies, Numéro 104, 10 octobre 2016. https://journals.openedition.org/brussels/1422
2 https://www.rtbf.be/article/transparence-administrative-et-videosurveillance-certains-communes-et-zones-de-police-sont-parfois-bien-silencieuses-10990762
3 https://transparencia.be/request/decisions_et_registres_sur_les_d_98#incoming-5627
4 Ces chiffres sont issus d’une étude Markets & Markets, citée par la Ligue des Droits Humains (2019), « Sous l’œil de la sécurité : la vidéosurveillance dans l’espace public ».
5 Ligue des Droits Humains (2019), ibid.
6 https://democratie.brussels/initiatives/i-155
7 Concept forgé par l’architecte et urbaniste Oscar Newman, dans son ouvrage Defensible Space. People and Design in the Violent City (1972).
8 P. De Keersmaecker et C. Debailleul (2016).
9 Élodie Lemaire (2019). L’œil sécuritaire : mythes et réalités de la vidéosurveillance. Paris : La Découverte.
10 La Ligue des Droits Humains (2019), ibid.
11 R. Farge (2019), « Police du futur et nouvelles technologie du profilage ethnique », Chronique de la Ligue des Droits Humains. https://www.liguedh.be/wp- content/uploads/2020/06/Police-du-futur-et-profilage-ethnique_Chronique_LDH_191.pdf
12 F. Bacchini, L. Lorusso, Race, again: how face recognition technology reinforces racial discrimination, Journal of Information, Communication and Ethics in Society, 2019, pp. 321-335.
13 E. Heilmann, « La vidéosurveillance et le travail policier », in Devresse et Piéret (dir.) La vidéosurveillance. Entre usages politiques et pratiques policières, Bruxelles : Politeia pp.127-134, 2009.
14 https://www.liguedh.be/une-petition-pour-interdire-la-reconnaissance-faciale-dans-lespace-public-bruxellois/