Table ronde
Au cinéma Nova, le 12 juin 2022, au sein du cycle « Screenshot Images de révolte, images révoltantes : à quoi bon le cinéma? » Table ronde avec : Antoine Schirer et Emile Costard (réalisateurs, motion designers et journalistes indépendants), Joke Callewaert (avocate dans le cabinet PLN ) et Nordine Saïdi (membre du comité de soutien Justice pour Lamine Bangoura et membre fondateur de Bruxelles Panthères). Organisée et introduite par Maud Girault.
Dans les situations de violences policières, quelle est la puissance des images prises au smartphone ? Quelle est leur capacité à faire contre-récit, critique, analyse ? Quelle est leur place dans le contre-pouvoir démocratique ?
Ces notes synthétiques extraient des interventions de la conférence les éléments de réponse apportés par les intervenant.es, selon trois réalités différentes et interconnectées : l’enquête journalistique, l’univers juridique et la réalité des familles de victimes.
1. L’enquête journalistique : récolter et contextualiser les images
Antoine Schirer et Emile Costard
Deux journalistes1 relatent leur méthode d’exploitation des images à partir du travail qu’ils ont effectué dans le cas d’une manifestation des Gilets jaunes, en janvier 20192, où un manifestant a été la cible d’un tir de LBD 40 à la tête ; il a été plongé dans le coma artificiel par les pompiers. Leur méthode, qui repose notamment sur l’enquête en Open-Source (OSINT), a aujourd’hui tendance à se systématiser dans les rédactions, mais en quoi consiste-t-elle ?
1. La première étape consiste à scanner manuellement les réseaux sociaux afin de collecter, d’archiver, d’étiqueter, d’analyser et de sauvegarder les images et les vidéos liées à un événement.
2. Il faut ensuite faire une ligne du temps pour contextualiser les vidéos. Sur cette ligne, ils placent les images de toutes les sources disponibles, en cherchant les éléments de synchronisation. Par exemple, une série de pétards, un coup de sifflet ou une charge de la police, tout type de son ponctuel ou de mouvement qui permet, sans équivoque, de synchroniser deux ou plusieurs vidéos autour d’un moment t. Cela permet d’avoir autour d’un même événement différents angles et différentes durées, pour le voir autrement, ou pour voir ce qui se passe avant ou après.
3. Une fois la ligne du temps réalisée, la modélisation 3D de l’espace et des personnes permet de situer de quels endroits les vidéos ont été prises et d’inférer les positions et les mouvements des personnes entre les différents moments filmés, donnant ainsi une réelle intelligibilité aux vidéos qui, isolées du contexte, pourraient faire l’objet d’interprétations contradictoires ou erronées.
4. Les journalistes discutent enfin avec des avocat.es, des juges, ainsi qu’avec des sources journalistiques, des témoins de la scène, qui peuvent corroborer les hypothèses qu’ils émettent à partir des images et de la modélisation 3D, mais que les images ne prouvaient pas directement. C’est en ce sens qu’ils font émerger une vérité journalistique.
La puissance de l’OSINT (« l’exploitation de sources d’informations ouvertes à des fins de renseignements ou d’investigations3 ») combinée à la modélisation 3D est celle d’une grande intelligibilité de la situation, d’une méthode journalistique pour faire émerger la vérité, ainsi que l’espoir d’un impact (difficilement mesurable) sur l’opinion publique.
Quel est l’impact d’un point de vue juridique ?
Ces enquêtes journalistiques ont davantage l’objectif de toucher l’opinion publique que d’avoir un impact juridique, ainsi, dans le cas de l’affaire Kébé4 par exemple, l’enquête a été réalisée après le procès. Le collectif Forensic Architecture – qui est devenu Index5 en France (se spécialisant sur les violences policières françaises) – cherche quant à lui davantage à avoir un rôle d’expertise, et leurs enquêtes sont parfois versées au dossier d’instruction. C’est le cas dans le dossier autour de la mort de Zineb Redouane6 : la contre-enquête7 réalisée par Forensic Architecture avec le media Disclose a été versée au dossier. Dans l’affaire du décès de Steve Maia Caniço8, le collectif Index a été mandaté par le juge d’instruction lui-même9.
Les conditions matérielles de production de ces enquêtes :
Les deux journalistes nous confient que les contre-enquêtes du Monde étaient une volonté issue du service Vidéo, et non de la hiérarchie. Elles représentent six mois de travail, rémunérées pour un mois et demi. L’intérêt de publier avec Le Monde est de toucher des non-convaincus. Les cas de violences policières sont très éloignés de l’expérience de vie de la majorité des journalistes. Certaines rédactions ont des difficultés à regarder en face ce que la police française fait. Choisir d’être indépendant permet de choisir ses sujets, pour les proposer dans un deuxième temps aux rédactions, mais reste une situation précaire. La difficulté est aussi de trouver un média de confiance et qui peut déontologiquement et juridiquement assumer de publier ces enquêtes. D’autres collectifs enquêtent de manière indépendante sur ces sujets, par exemple Désarmons-les10.
Pour les deux journalistes, avec cette méthode il s’agit de contester le monopole qu’a l’État de l’expertise. C’est une méthode longue, qui demande du temps et de l’investissement. Mais qui, utilisant des outils ouverts, est aussi plus convaincante. En montrant la démarche, ils donnent la possibilité à chacun de refaire le raisonnement, tout comme la méthode scientifique exige la reproductibilité d’une expérience pour l’amélioration des connaissances : les enquêtes sont vérifiables.
2. La réalité judiciaire : essayer de filmer pour se défendre.
Joke Callewaert (avocate dans le cabinet Progress Lawyers Network11)
Les violences policières ne recouvrent pas seulement des cas insoutenables de décès, mais également des violences quotidiennes. Ces dossiers sont défendus tous les jours, et aucune bataille n’est gagnée juridiquement. C’est une lutte constante et éprouvante.
Qu’est-ce qu’une image, d’un point de vue juridique?
Dans tous les dossiers de droit commun, il y a des procès-verbaux avec des images (de caméras de surveillance de la ville ou de l’État, de magasin, de bar, de caméras ANPR, de bodycams, etc). Il y a des caméras partout, donc il y a toujours des images au dossier. L’image est souvent utilisée en justice, et elle peut faire preuve.
Mais dans un dossier, l’image c’est une photo, une image fixe, floue, pixelisée, en noir et blanc, sélectionnée par la police. Considérée comme une preuve objective, l’image est en réalité complètement subjective. Le juge la prend pour preuve parce qu’un PV de la police décrit ce qu’il y a entre les images : « Monsieur a dans la vie le même training que sur l’image, donc c’est la même personne que sur l’image » (mais le juge ne sait peut-être pas combien de personnes portent un training de ce type dans ce quartier).
Face à ces images-là, il est très important, dit l’avocate, même en droit commun, que les personnes victimes de violences policières prennent des images pour faire contre-enquête. Elle cite un exemple où elle a pu aider un client à retrouver sur Snapchat des images qui permettaient de faire la preuve que la personne accusée était ailleurs que sur le lieu incriminé au moment des faits. Mais c’est un cas rare.
Les images sont très importantes, mais le plus souvent, les avocat.es n’y ont pas accès. Parce que la police a, outre le monopole de la violence, le monopole de l’enquête. Il faut donc filmer, de manière à avoir accès aux images, parce que ça peut sauver.
Cependant, c’est très difficile de filmer. C’est difficile de filmer pour tout le monde, face à la pression de la police. C’est encore plus difficile pour les jeunes de quartiers, parce que la répression est terrible, et que les téléphones sont systématiquement saisis par la police.
Dans la plupart des cas de violences policières dans les quartiers, les policiers poursuivent les jeunes pour rébellion afin de légitimer la violence exercée. Lors d’une enquête pour rébellion, il n’est pas requis de saisir les téléphones, mais la police le fait pour avoir le monopole des images.
Il faut donc filmer en utilisant Snapchat ou Instagram. Il faudrait aussi un équivalent de l’application « Urgence Violence Policière », créée par Amal Bentoussi en France, qui permet de filmer et d’envoyer les images directement sur un cloud12.
La difficulté est d’obtenir les images, mais quand l’avocate ou ses collègues les ont, elles les utilisent chaque fois que cela peut aider leurs clients.
Cela mis à part, les images fournies par la police aident peu.
La justice ne croit pas aux violences policières parce que la justice et la police font partie du même appareil étatique.
L’image est utile, mais en justice, elle ne sauve pas.
L’image a cependant une grande utilité pour le débat public.
3. Réflexion du comité Justice et Vérité pour Lamine Bangoura : Déconstruire le regard blanc
« Une société est raciste ou ne l’est pas », Frantz Fanon, cité par Nordine Saïdi.
Mandaté par le comité Justice et Vérité pour Lamine Bangoura, Nordine Saïdi, fondateur de Bruxelles Panthères, a préparé avec Véronique Clette-Gakuba, et en présence de Jean-Pierre Bangoura, le texte qui fut partagé lors de la table ronde.
Pour lire l’analyse qui fonde l’existence, la pensée et les actions de Bruxelles Panthères13, nous recommandons de visiter leur site.
Lamine Bangoura est décédé le 7 mai 2018 suite à une intervention policière qui visait à l’expulser de son appartement pour un impayé de 1.500 euros. Une vidéo prise par l’assistant de l’huissier montre la fin de l’intervention et le décès. Lamine Bangoura est mort asphyxié suite à un plaquage ventral de la même manière que George Floyd.
Quel a été l’impact médiatique de cette vidéo ?
Aucun média mainstream n’a montré les images du décès de Lamine Bangoura. Aucun média n’a, d’après Nordine Saïdi, traité l’affaire sérieusement. Le Soir en a parlé en titrant « Plus Lukaku que Messi »14 pour parler du corps de Lamine Bangoura. Cependant, dit-il, la relation avec les médias est essentielle, nécessaire, parce qu’ils peuvent donner des éléments de réponse ou d’enquête auxquels la famille n’aurait pas accès autrement. Sans Samirah Atillah et Douglas De Coninck (De Morgen), ou Olivier Mukuna, le comité n’aurait pas pu autant travailler. L’indépendance dont ont fait preuve certain.es journalistes est essentielle, le travail de contre-enquête est primordial.
Quel a été l’impact juridique de cette vidéo ?
L’extrait suivant du texte de Nordine Saidi et Véronique Clette-Gakuba analyse le rapport à la vidéo visionnée lors du procès.
« Les images de l’assassinat de Lamine Bangoura n’ont pas suffit à convaincre le juge de la culpabilité des policiers qui l’ont tué. Il semble même qu’au contraire, les images aient servi à rendre Lamine responsable de sa propre mort. À la place des râles d’agonie, les avocats des policiers parlent de rugissement. Lamine Bangoura est présenté non pas comme étant en train de se faire lyncher, mais comme constituant une menace pour les policiers.
Pour comprendre qu’une telle lecture de l’image soit possible, il faut tenir compte sérieusement de ce fait : le regard profondément et historiquement raciste qui est posé sur ce corps noir, le regard du blanc.
Le regard du blanc, ce n’est pas un acte de perception directe, neutre.
Le « rugissement », c’est le résultat d’une production raciale du visible. Celle des policiers qui va convaincre leur avocat qui va convaincre le juge qui va convaincre les journalistes. « Lamine Bangoura, plus Lukaku que Messi », titre Le Soir. C’est un regard historiquement façonné par un schème raciste, c’est une manière d’entrer en relation perceptive, esthétique et émotionnelle avec les corps noirs.
La question qui devrait être posée par le juge, c’est : qui a filmé les images ? et à partir de quel moment ? et pourquoi ? C’est une question essentielle pour connaître l’orientation des images en termes de lecture, qui sera rendue plus ou moins possible au vu de ce regard raciste. (…) Tout ce qui précède et qui n’apparaît pas sur les images laisse au regard blanc toute la latitude pour déployer sa lecture raciste des images.
Toutefois, les images sont utiles. A condition de les lire avec une grille de lecture qui oppose une critique de la race. Une grille de lecture qui observe et qui analyse les schèmes comportementaux blancs en prise avec le racisme. Par exemple, ce policier qui regarde par la fenêtre, innocemment, pendant que les policiers sont en train de tuer Lamine, qui soi-disant représente un danger. Si Lamine représente un danger, comment se fait-il que ce policier se tient à distance dans une posture totalement passive ? Qui n’est pas inquiet pour ses collègues, ne montre aucun signe d’alarme ? Dans cette posture il a tout l’air d’un complice silencieux, assistant à un meurtre racial. Il n’a absolument pas l’air d’accomplir une mission policière. (…) Pour voir ces hommes comme des meurtriers, et non comme des policiers, il faut une critique de la race, qui reconnaît les affects blancs, tous les affects blancs, qui façonnent le regard et le comportement blanc envers les personnes noires. (…)
Aux Etats-Unis, cela semble possible, parce qu’ils ont déjà une Histoire avec ces images. En Belgique, en Europe, on se protège de cette vision critique de la race pour ne pas désacraliser l’image morale des Blancs. Pour l’instant, les juges sont du côté des lectures hégémoniques racistes des images.
Il convient d’imposer l’idée de la non-neutralité des images étant donné les schèmes racistes qui imprègnent le regard blanc. Les images sont nécessaires mais leur interprétation est nécessairement objet de lutte. »
Pour conclure :
Si l’on se concentre sur les images de violences policières prises par des passant.es, témoins, victimes (généralement filmées au Smartphone), que peut-on conclure de leur impact ? Que peut-on dire des obstacles rencontrés par ces vidéos pour faire émerger un récit réellement contradictoire ? Quelles pistes pour résoudre ces difficultés ?
L’existence de cas très médiatisés qui ont ému l’opinion publique ne doit pas faire oublier les très nombreuses situations qui passent sous le radar.
Le premier obstacle est :
• la difficulté qu’il y a à filmer la police.
En cause :
• la méconnaissance de nos droits,
• les intimidations (plus ou moins fortes, plus ou moins assumées) de la part de la police,
• la répression,
• la saisie des smartphones,
• la suppression (illégale) des images filmées.
Quand des images existent, les autres obstacles sont du côté de l’interprétation :
• L’interprétation peut être de mauvaise foi, décontextualisée, ou la vidéo discréditée.
• L’interprétation peut être impossible parce que les images sont peu ou pas visionnées.
• L’interprétation est faussée par une méconnaissance des réalités filmées de la part des juges, des avocat.es, des journalistes.
• L’interprétation est induite par le regard blanc, par des schèmes racistes.
Pour opposer à cette situation un récit contradictoire, le travail sur les images des journalistes, des militant.es et des personnes touchées par les violences policières, est essentiel. Les pistes évoquées sont, d’une part ;
• Filmer autant que possible et selon ses moyens malgré tout.
• Filmer et garder la mainmise sur les images obtenues (via un cloud, une application).
• Réclamer les images non versées aux dossiers.
• Rappeler la non-neutralité des images.
• Critiquer et analyser le regard blanc.
• Lutter activement contre l’interprétation hégémonique raciste.
Et d’autres part, quand les moyens techniques, temporels, financiers et de diffusion, sont réunis (comme pour un journaliste, par exemple), les pistes sont :
• Des volontés individuelles pour contrer les difficultés structurelles de moyens et de volonté des médias.
• Réaliser des contre-enquêtes pour récolter de nouvelles informations (pour les familles des victimes, pour la justice, pour l’opinion publique)
• Réaliser des enquêtes OSINT (Open Source INTelligence) pour l’intelligibilité et la méthode journalistique qui donne au récit le poids de la vérifiabilité.
• Pour que les images puissent être ajoutées au dossier d’instruction.
• Pour toucher des non-convaincu.es et faire exister publiquement le contre-récit.
[1] Antoine Schirer et Emile Cotard sont Freelance et ont travaillé notamment pour le service vidéo du Monde, pour Médiapart et pour la BBC. https://www.lemonde.fr/police-justice/video/2019/10/17/gilets-jaunes-comment-un-policier-a-tire-au-lbd-40-dans-la-tete-d-un-manifestant_6015828_1653578.html
[2] https://intelligibilite-numerique.numerev.com/numeros/n-2-2021/2621-enquete-osint-des-traces-ouvertes-au-recit-journalistique-ferme
[3] https://antoineschirer.fr/work/the-shameful-mistake/
[4] https://www.index.ngo/
[5] Décédée à Marseille dans le contexte de la répression des manifestations de Gilets Jaunes ; l’enquête est toujours en cours à Lyon.
[6] https://disclose.ngo/fr/article/mort-de-zineb-redouane-les-preuves-dune-bavure
[7] https://forensic-architecture.org/investigation/the-killing-of-zineb-redouane
[8] https://disclose.ngo/fr/article/mort-de-steve-expertise-judiciaire-demontre-responsabilite-de-la-police
[9] Bien que les avocats des personnes mises en causes dans ce dossier aient contesté l’impartialité de ce dossier : https://www.ouest-france.fr/pays-de-la-loire/nantes-44000/mort-de-steve-maia-canico-a-nantes-rude-bataille-autour-d-une-expertise-judiciaire-52fce422-b5c9-11ec-a299-c9106b4183f5 [1] https://desarmons.net/
[10] www.progresslaw.net
[11] https://urgence-violences-policieres.fr/application-mobile-uvp/ Lors de la table ronde, il a été signalé que l’application fonctionne en Belgique et peut être utilisée, faute d’une version belge, et fort d’une relation de confiance avec la créatrice de l’application française.
[12] https://bruxelles-panthere.thefreecat.org/?p=4720