Du contre-champ à la production d’un contre-récit
Un champ : les images policières. Un contre-champ : celles filmées, généralement au smartphone, par un.e passant.e, une personne contrôlée, son ami.e… Une guerre des images a lieu, particulièrement autour de la question des violences policières, car les images sont au cœur des mises en récit.
Face au récit dominant, celui de la police, de la justice, des politiques et de certains médias, la lutte contre les violences policières passe par la nécessité de construire un contre-récit. Il puise ses racines dans internet et sa multiplicité, et les récits qui en émergent sont protéiformes, en fonction des modes de diffusion.
Comment et pourquoi se construisent ces contre-récits ? Quels enjeux, objectifs et outils mobilisent-ils ? Quel contre-pouvoir génèrent ces récits et quelles limites rencontrent-ils ?
LA GUERRE DES IMAGES ET L’APPARITION DU CONTRE-CHAMP
Avec la généralisation des smartphones et des espaces de diffusion sur internet, ont surgi de nouveaux récits issus de la société civile. C’est cet enjeu qui réside dans la prolifération des images de violences policières filmées généralement au smartphone : un contre-champs face à celui de la police, de la justice, des politiques et de certains médias. Steve Mann1 proposa dès 2006 le terme de « sousveillance », qui s’oppose à la surveillance, pour qualifier cette dynamique. Ce terme englobe toute approche qui consiste à surveiller les surveillants. En filmant les interventions de la police, les contrôlé.es, ou les manifestant.es, se protègent et reprennent un rôle d’acteurs et d’actrices : « Filmer l’événement introduit certes la menace d’une potentielle visibilité publique, mais elle restitue d’abord à celui ou celle qui subit le contrôle un statut de sujet de droit2 ». Les invisibles, les sans-voix, non seulement se rendent visibles, mais organisent également un contre-récit avec la diffusion de ces images.
Nous pouvons distinguer deux types d’images filmées au téléphone :
- Les images filmées depuis une fenêtre, en hauteur. Le point de vue s’apparente alors sensiblement à celui des caméras de surveillance. Mais le ou la filmeur.se cadre la scène, recadre au besoin les mouvements, son corps est investi et parfois il ou elle intervient avec sa voix.
- Les images filmées à hauteur d’humain, dans la rue. Ces images sont, au sens propre, du côté des victimes : il est en effet très rare que les filmeur.ses puissent filmer derrière un cordon de policier.es ou à côté de celui-ci. Les corps et voix des filmeur.ses sont également investis, laissant souvent transparaître leur lecture de la scène.
Cette dernière esthétique est formellement plus proche du contre-champ des bodycams.
Dans les deux cas, quelqu’un.e se met à filmer car il se passe quelque chose qui étonne, surprend, sort de l’ordinaire : l’existence même de la vidéo dit quelque chose sur l’événement. L’avocate Selma Benkhélifa nous dit ainsi : « Cette dame s’arrête pour filmer, c’est qu’il se passe quelque chose de scandaleux. Pourquoi elle ferait ça si l’arrestation était normale ? » Filmer est également un acte pour essayer de se protéger : un téléphone brandi contre une matraque peut paraître bien léger, sauf si on entend dans l’interjection « Je filme ! », les mises en garde « La société vous regarde ! », « Vous êtes surveillés ! ».
Des Gilets jaunes en France à George Floyd aux Etats-Unis, ces images sont devenues « l’arme des désarmés3 », retirant aux institutions le monopole du récit. Celles-ci réagissent : en France, la loi « Sécurité globale » avait comme projet d’interdire la diffusion d’images de policier.es non flouté.es, et de permettre la multiplication et la diffusion d’images policières (filmées par des bodycams ou des drones). Le rapporteur du texte de loi, J.M. Fauvergue, est transparent sur l’enjeu, lorsqu’il déclare qu’il s’agit de « reprendre le pouvoir dans la guerre des images4 ». Les réactions politiques sont les mêmes à Bruxelles : le bourgmestre Charles Picqué déclare au conseil communal de Saint-Gilles, en août 2020 : « La police n’a toujours pas compris que la bataille de la communication s’engage aussi sur les réseaux sociaux. […] On doit être à égalité sur le plan des témoignages par l’image. » Qu’est-ce qui se joue dans ces images pour qu’elles suscitent une telle lutte ?
LE STORYTELLING OU L’ART DU RÉCIT
« On peut toujours faire remonter l’art du storytelling aux peintures rupestres des hommes des cavernes. […] Mais depuis le mouvement littéraire postmoderne des années 1960, venu des universités et qui s’est répandu dans une culture plus large, la pensée narrative s’est propagée à d’autres champs : historiens, juristes, physiciens, économistes et psychologues ont redécouvert le pouvoir qu’ont les histoires de constituer une réalité.»
Lynn Smith, « Not the same old story5 »
Parler de l’omniprésence des récits pourrait apparaître complotiste ou nihiliste si on entend le récit comme un mensonge, si on oppose récit à vérité. Le récit est entendu ici comme une manière de raconter le réel, de sélectionner des bouts du réel, selon un point de vue préalable, pour l’agencer et lui donner sens. Par exemple, le choix d’une personne interviewée par un journaliste pour étayer son article contribue à donner une direction de lecture : cherche-t-on le point de vue du Parquet, des policier.es ou des victimes ? Un journal comme la DH a ainsi comme sources régulières des agents de police, qui sont de surcroît rarement cités comme tels.
Le storytelling réside avant tout dans le fait de mobiliser des affects autour de récits ciblés. Développé par les secteurs du management et du marketing, le storytelling a pénétré le champ de la communication politique. Une personnalité politique peut ainsi choisir une manière de définir la nation (ou telle commune), les enjeux que ce territoire aurait à affronter, les solutions disponibles et le rôle qu’elle revêtira (par exemple présenter un territoire donné comme un quartier qu’il faut sauver de l’insécurité croissante grâce à une police dévouée à ce bourgmestre providentiel). Christian Salmon6, qui a observé les racines de ces mécanismes aux États-unis, voit arriver en Europe les techniques du storytelling dans le début des années 2000. Il cite ainsi le conseiller de Nicolas Sarkozy, Henri Guaino, qui dans un entretien pour Le Monde, résumait ainsi sa contribution à la campagne présidentielle française de 2007 : « La politique c’est écrire une histoire partagée par ceux qui la font et ceux à qui elle est destinée. On ne transforme pas un pays sans être capable d’écrire et de raconter une histoire »7.
« L’essor du storytelling et de ses différents modes opératoires dessine un nouveau champ de lutte démocratique. (…) La lutte des hommes pour leur émancipation, qui ne saurait être ajournée par l’émergence de ces nouveaux pouvoirs, passe par la reconquête de leur moyen d’expression et de narration. Cette lutte a déjà commencé, elle se fraye un chemin dans le tumulte d‘Internet et le désordre des « stories », elle s’éveille à de pratiques nouvelles et minoritaires, échappant largement au regard des médias dominants, mais dont la puissance est bien réelle8.»
Christian Salmon
Ces récits, dans un même mouvement, génèrent du pouvoir pour ceux et celles qui les créent (en influençant et en transformant les émotions) mais aussi annihile la réalité de ceux et celles qui subissent la violence de ce pouvoir. C’est ainsi une double violence que de subir des coups ou des humiliations au quotidien de la part de la police et d’entendre les politicien.nes répéter à tout va « qu’il n’y a pas de violences policières ». La violence de ce déni a surgi tout à coup explicitement au détour d’un lapsus lorsque la présidente de l’Assemblée nationale française, Yaël Braun-Pivet, a déclaré : «Je réprime le terme de violences policières9». Il est alors nécessaire d’opposer un contre-récit à ces discours et de donner à voir ces violences systémiques.
LA NÉCESSITE DU CONTRE-RÉCIT
« Mais les images le montrent ! Que voit-il que je ne distingue pas ? Comment puis-je observer ce qu’il n’est pas capable d’admettre, voire pire, ce qu’il réinterprète ? Je le sais au fond de moi. Pas la même vie. Pas la même vue10. »
Makan Kebe
Les vidéos ont particulièrement besoin d’être investies car elles sont soumises à différents biais interprétatifs. Alors qu’on aurait pu penser que la vidéo montrant le policier tirant à bout portant dans la tête du jeune Nahel12 ne pouvait être soumise à interprétation, la bande son fait l’objet d’une analyse et de luttes interprétatives : L’avocat de la famille, Me Bouzrou, a porté plainte contre le policier qui a tiré pour homicide volontaire, il confie à Médiapart : « Son intention de donner la mort ne fait aucun doute puisqu’il résulte de la bande-son de la vidéo qu’il annonce avant son tir ». Les policiers incriminés disent quant à eux avoir prononcé « Coupe, coupe le moteur et mets tes mains derrière la tête », quand les passagers de la voiture ont dit que les policiers avaient menacé Nahel : « je vais te mettre une balle dans la tête », « shoote-le »13,
Les images de violences policières sont particulièrement au centre d’enjeux de points de vue socialement et racialement situés. Les schèmes racistes biaisent les lectures des vidéos, biais qui pénètrent les enceintes des tribunaux. Elsa Dorlin en a fait l’analyse à partir des images de l’arrestation de Rodney King (un homme noir tabassé par la police à Los Angeles en 1991). Elle relève que ces images, qui firent le tour du monde et furent accueillies par le « public » comme l’évidence de la violence policière, ont été vues par le jury comme une scène de légitime défense montrant la « vulnérabilité des policiers » face à cet homme noir. En relisant et réinterprétant des arrêts sur images, cet homme frappé au sol par quatre policiers est devenu l’agresseur aux yeux des membres du jury. Elsa Dorlin convoque alors la notion de représentation de la violence : « Cette violence, les hommes noirs en sont toujours rendus responsables : ils en sont la cause et l’effet, le commencement et la fin14 ».
Les membres du comité « Justice pour Lamine Bangoura » font une lecture similaire et montrent les mécanismes de criminalisation du corps noir, aussi bien pendant l’arrestation et le meurtre de Lamine Bangoura15, qu’avec le traitement des images de ce meurtre : lorsqu’on entend sur la vidéo filmée par l’assistant de l’huissier intervenu chez lui, les râles d’agonie de Lamine Bangoura, la cours de cassation de Gent parlera de « rugissements » : « Pour comprendre qu’une telle lecture de l’image soit possible, il faut tenir compte sérieusement de ce fait : le regard profondément et historiquement raciste qui est posé sur ce corps noir, le regard du blanc. Le regard du blanc, ce n’est pas un acte de perception directe, neutre. Le ‘rugissement’, c’est le résultat d’une production raciale du visible. Celle des policiers qui va convaincre leur avocat qui va convaincre le juge qui va convaincre les journalistes. ‘Lamine Bangoura, plus Lukaku que Messi’, titre Le Soir. C’est un regard historiquement façonné par un schème raciste, c’est une manière d’entrer en relation perceptive, esthétique et émotionnelle avec les corps noirs16. »
Face à des biais racistes et classistes, re-signifier les images est une nécessité. Cela ne peut se faire sans créer des contrepoints aux récits dominants. Cette nécessité de contre-récit est conscientisée et explicitée par certains groupes militants : on peut ainsi lire sur le site de OSVP (Outils Solidaires contre les Violences Policières) une proposition d’aide pour une « reconstitution de récits » car « nous savons que la police et ses syndicats savent rendre leur version des faits officiels ». Bruxelles Panthères parlent quant à eux de la nécessité de « déplacer le mode de fabrication des preuves » et « d’informer le dossier d’une contre-manière ». Ils développent leur position dans cette publication à propos de l’assassinat présumé de Mohamed Amine Berkane par la police : « Cet énième assassinat vient nous rappeler que le racisme comme maniérisme est à combattre sur le versant d’un travail systématique de recherche et d’enquêtes précises s’attelant à démanteler la pratique de blanchiment prodiguée par le parquet. Ces matériaux et nouvelles rencontres nous contraignent inévitablement à déplacer la nature et le volume des charges, à revers du parquet. Ainsi renouvelé, notre geste activiste consistera à emprunter les expériences internes au racisme d’État et s’obstinera à propulser des champs d’ouverture dans et à partir des contraintes imposées par le racisme lui-même. Ainsi, nous avons cherché à déplacer les modes de prise fabriquant les preuves instruites en y intégrant les récits de l’ami de Mohamed Amine, qui a lui-même vécu cette scène. Il s’agit, par la construction de pièces, d’informer le dossier d’une contre-manière, bref de soutenir une autre instruction, faite d’autres faits, que celle, automatique, du racisme d’État17. »
Les images de violences policières sont ainsi au cœur de ces enjeux de guerres des récits. Re-sémantisées, elles peuvent aider à la construction de contre-récits.
LA CONSTRUCTION DES CONTRE-RÉCITS
Juridiquement, les images peuvent faire preuve si elles font partie « d’un faisceau d’indices convergents18 », mais pour notre part nous les abordons comme une trace – avec une construction, des limites techniques et un point de vue situé. Dès lors, à chaque étape de la lecture d’une image, s’opère un travail de reconstitution, de re-sémantisation de la trace au sein d’un récit pour lui conférer un sens, une lecture et une valeur de preuve.
Représentation directe ou coopérative ?
Issues de la multitude (n’importe qui peut se saisir d’un téléphone et filmer), ces images portent dans l’espace public une représentation directe des premier.es concerné.es, et nécessitent généralement une collaboration pour toucher une audience conséquente. À la suite de Dominique Cardon19, qui parle de représentation directe ou coopérative – en écho à l’idée de démocratie directe, nous utilisons le concept de « représentation » dans son double sens : artistique et politique. La représentation directe désigne le fait de se représenter sans médiation dans la sphère publique, quand la représentation coopérative induit une collaboration avec des acteurs extérieurs à un même groupe (cf. par exemple ci-dessous les comptes agrégateurs sur les réseaux sociaux).. Les images de violences policières filmées aux smartphones, ayant une certaine visibilité et un impact, ont généralement nécessité une collaboration entre différents acteurs et actrices, même si cette collaboration n’est que rarement cordonnée.
Autant de formes narratives que de modes de diffusion
La manière dont une image est rendue publique, et ce qui accompagne cette diffusion, contribue à la construction des contre-récits. Ceux-ci n’ont pas les mêmes caractéristiques selon la chaîne de diffusion (réseaux sociaux, journalisme, contre-expertise, etc.) et leurs finalités (sensibiliser l’opposition publique ou contribuer à une procédure judiciaire).
> Les réseaux sociaux
Retracer la diffusion d’images de violences policières sur les réseaux sociaux, leurs parcours et nombre de vues, est compliqué. La plupart des réseaux sont opaques sur ces données, et n’y donnent pas accès à des chercheur.es extérieurs. Twitter sort un peu du lot et, avant son rachat par Elon Musk qui l’a renommé X, ses données étaient plutôt publiques et des analyses ont pu être menées. Le chercheur Édouard Bouté a ainsi pu étudier en 2021 la circulation des tweets et des images concernant la police dans le mouvement des Gilets Jaunes. Il ressort de son analyse que ce ne sont pas les mêmes personnes qui produisent les images et qui permettent leur viralité. Les liens entre les premières et les secondes sont parfois cordonnés, mais il s’agit généralement de l’initiative de ceux et celles qui rassemblent les images pour les diffuser (cf. encart ci-dessous).
« Nous avons analysé des tweets qui mobilisent des images partagées au moins 500 fois. Nous avons retracé le chemin parcouru par chacune de ces images lorsque cela était possible. C’est-à-dire que nous avons recherché qui est à l’origine de la photographie ou de la vidéo mobilisée, et qui est à l’origine de l’intense circulation de l’image – c’est-à-dire de sa viralité. […] dans l’essentiel des cas, celles et ceux qui produisent des images ne sont pas celles et ceux qui les font accéder à la visibilité. Les publics amateurs sont surreprésentés dans la première catégorie – sans être pour autant en majorité. […] De nombreuses images sont également issues du champ médiatique […] La visibilité des contenus nous apparaît donc moins être le résultat d’un phénomène de sélection aléatoire ou hasardeux des images par les membres de la plateforme, que le résultat d’un agencement d’acteurs et d’actrices aux rôles distribués. D’un côté, des acteurs et des actrices présent.es sur le terrain, formé.es ou non à la captation d’images. De l’autre, des comptes Twitter aux nombreux.ses abonné.es qui vont mobiliser ces images produites par autrui et les associer à des textes avant de les publier. Plus le nombre d’abonné.es est important, plus la capacité à rendre visibles des images apparaît alors conséquente. Et certain.es ont bien compris ce fonctionnement du dispositif : plutôt que publier par elles et eux-mêmes leurs images, elles et ils contactent les comptes Twitter qui ont un grand nombre d’abonné.es afin de maximiser le potentiel de visibilité de leur contenu. Cela est typiquement exemplifié par le cas de D. Dufresne20 qui est régulièrement contacté pour publier et contextualiser sur son compte des images présentant des scènes de violences policières. Toutefois, cette articulation entre producteurs/productrices et diffuseur.ses est le plus souvent non intentionnellement coordonnée. Les diffuseur.ses vont alors récupérer par leurs propres moyens les images ailleurs sur le web ou sur Twitter, puis construire leurs propres représentations à partir de ces contenus21. »
Le journal Le Monde livre une analyse similaire concernant Snapchat, où il est question de « comptes agrégateurs » : « Si ces contenus finissent par se répandre en ligne, c’est surtout grâce à certains comptes-clés, qui se chargent d’agréger les vidéos issues des comptes privés22 ».
En Belgique, certains comptes individuels sont particulièrement actifs sur Snapchat. Mais nous avons davantage identifié des comptes de groupes militants tels que la JOC (Jeunes Organisés et Combatifs) et leur campagne « Stop répression », Bruxelles Panthères, des collectifs de familles (Justice pour Lamine, Justice pour Dieumerci Kanda, Justice pour Adil, Justice pour Medhi, et beaucoup d’autres, qui sont actifs sur Facebook notamment, pour relayer des affaires de violences policières) ; des ASBL (associations) telles que la Ligue des Droits Humains (Police Watch) et Zin TV, etc. Tous ces acteurs et actrices (et cette liste est loin d’être exhaustive !) contribuent à construire un contre-récit sur les violences policières en Belgique. Celui-ci est constitué de l’image qui est relayée et de textes qui l’accompagnent : un commentaire, une légende, un titre, un tag, autant de métadonnées visibles qui accompagnent la vidéo et influent sur sa réception.
> L’enquête journalistique
Des journalistes et certains médias, généralement indépendants, s’emparent des images de violences policières pour proposer une contre-enquête. En Belgique, Zin tv, Médor, Cité 24, De Morgen, notamment, sont actifs sur ces questions. Les journalistes ne relaient pas les images telles quelles, mais font acte de montage, et donc de narration pour contextualiser et analyser les vidéos. Pensons à la vidéo de la mort de Lamine Bangoura23 : le journaliste Olivier Mukana la rend publique pour la première fois en l’intégrant dans un reportage qui donne la parole aux principaux protagonistes du dossier (notamment le père de Lamine Bangoura et l’avocat de la famille). Nous pourrions aussi évoquer le média Loopsider qui, en France, décide de diffuser les images de vidéosurveillance de Michel Zecler24 en l’accompagnant du témoignage de ce dernier. C’est un choix : il s’agit de le faire redevenir acteur, de ne pas le cantonner à un rôle de victime.
Nous avons rencontré les journalistes français Antoine Schirer et Émile Costard25 (lire ici la synthèse de la rencontre) qui ont approfondi les méthodes de la contre-enquête à partir des images filmées au smartphone. Leur travail repose notamment sur l’enquête en Open-Source (OSINT), c’est-à-dire une enquête qui s’empare de documents publics pour effectuer une démonstration. Ils travaillent à partir de vidéos et de leurs métadonnées, qu’ils collectent puis contextualisent, en les synchronisant sur une « time line ». Ils ont ensuite recours à la modélisation 3D pour donner une intelligibilité aux vidéos qui, isolées de leur contexte, pourraient faire l’objet d’interprétations contradictoires ou erronées. Enfin, ils rencontrent témoins de la scène, avocat.es, juges et sources journalistiques, qui corroborent les hypothèses émises à partir des images et de la modélisation 3D26. Ce travail d’enquête, aussi rigoureux soit-il, est aussi un travail de mise en récit : « Une enquête OSINT porte essentiellement sur des traces, c’est-à-dire des empreintes polysémiques dont la particularité est d’indiquer d’abord une absence, et d’exiger, ensuite, un travail de reconstitution (Krämer, 2012). L’opération qui consiste à passer de l’état de trace à celui de preuve, et ensuite de connaissance, entraîne, d’un côté, une dégradation de la substance de cette trace, puisque ne sont retenus que les éléments qui répondent aux besoins de l’argumentation, et de l’autre, une altération suivie d’une resémantisation de la trace au sein d’un nouveau récit. […] L’efficacité de la narration dépend aussi de la capacité des journalistes à resignifier les traces pour les transformer en connaissances indiscutables. Cette opération, comme le souligne Weizman (Weizman, 2021), n’est jamais neutre, et le discours qui en résulte entre obligatoirement en concurrence avec d’autres discours qui circulent dans l’espace public, ce « forum » sous-entendu dans le mot « forensic ». Aussi, l’enjeu dans l’acquisition des évidences ne se limite pas à l’art de la détection des traces, mais repose surtout sur celui de leur donner un sens27. » Les auteur.es de cet article soulignent alors l’importance, non seulement des sources ouvertes, mais aussi le fait de rendre intelligible le processus de construction narrative permettant à chacun.e de pouvoir refaire le chemin d’élaboration sémantique.
> La contre-expertise à visée scientifique
L’ONG INDEX28, qui est proche des méthodes présentées ci-dessus de l’investigation en open source, de l’analyse vidéo et de la reconstitution 3D, a cependant davantage une visée de contre-expertise. Issue de l’agence de recherche londonienne Forensic Architecture29, INDEX s’est créée en France en 2020 pour proposer des contre-enquêtes d’intérêt public (qui pour l’instant n’ont porté que sur des affaires de violences policières). Leurs enquêtes sont menées par un réseau de journalistes, chercheur-es, vidéastes, ingénieur-es, architectes, et juristes indépendants. Les membres d’INDEX présentent leurs contre-enquêtes davantage comme une contre-expertise que comme une enquête journalistique. Ainsi, leur rapport d’expertise sur l’affaire de Jean-François Martin (éborgné en 2016 par un tir de LBD lors d’une manifestation contre la Loi Travail à Rennes, France) a fait rouvrir l’instruction, car ce rapport permettait d’identifier l’auteur du tir. Sur leur site, leur démarche est ainsi définie : « L’objet de notre action est de concourir à la manifestation de la vérité dans des affaires où celle-ci est entravée par des intérêts de pouvoir. Notre champ d’action est avant tout public. Souvent publiés en partenariat avec d’autres médias d’information, nos enquêtes et rapports sont régulièrement utilisés dans les procédures judiciaires sur les affaires concernées. »
En Belgique, le groupe indépendant de recherche Retrace a vu le jour en novembre 2023. Dans le sillage d’Index et de Forensic Architecture, la méthode de Retrace est inspirée par les enquêtes de Renseignement en Source Ouverte et leur objectif est de proposer des contre-enquêtes, nous pouvons ainsi lire sur leur site : « L’approche contre-forensique dans laquelle nous nous inscrivons tend à ‘inverser la direction du regard forensique officiel’ afin de le retourner contre les institutions étatiques et contester le quasi-monopole de celles-ci sur les procédures permettant la manifestation de la vérité. » Ce groupe a ainsi publié en novembre 2023 en collaboration avec le journal Le soir une enquête vidéo sur les conditions de la mort de Ouassim et Sabrina en 2017 dans laquelle est, notamment, mobilisée une vidéo filmée par un témoin quelques secondes après le drame.
> Les films
Certains cinéastes ont mobilisé des images de violences policières dans leurs films. Nous pensons par exemple à Ladj Ly dans 365 Jours à Clichy-Montfermeil (collectif Kourtrajmé, 2007), ou David Dufresne dans Un pays qui se tient sage (2020). Ces films permettent de garder trace et d’archiver ces images issues d’un large flux de données du web, mais aussi de les articuler entre elles. Triées, sélectionnées, rassemblées, montées et parfois commentées, ces images de violences policières acquièrent alors un nouveau statut et une nouvelle signification.
> Les procédures judiciaires
Dans les procédures judiciaires, les images filmées au téléphone par des passant.es ou par les contrôlé.es sont généralement davantage mobilisées par la partie civile pour essayer de prouver la violence des policier.es, que par les avocat.es des policier.es. Contrairement aux images policières qui arrivent dans les mains des juges sous la forme de captures d’écrans légendées (cf. article « caméras de surveillance et procédures judiciaires »), les avocat.es essayent de faire visionner ces vidéos de smartphones pendant l’audience. Mais cela n’est pas réglementé et dépend du bon vouloir du juge, et les avocat.es doivent apporter leur propre matériel car en Belgique les salles ne sont pas pourvues de matériel de projections. Pour autant, même si la vidéo est visionnée, sa lecture fera l’enjeu d’interprétations. La procédure judiciaire consiste en soi à produire un récit des faits : partie civile et prévenu.es proposant des récits contradictoires. Les images font parties des éléments mobilisés à charge ou à décharge, et sont soumises à un jeu d’interprétations face aux magistrat.es.
Ces différents circuits de diffusion ne s’excluent pas les uns des autres, au contraire, et une affaire qui aura été très relayée grâce à des images virales sur les réseaux sociaux pourra avoir d’autant plus l’attention des magistrat.es si elle est jugée.
QUEL(S) CONTRE-POUVOIR(S) CES CONTRE-RÉCITS PERMETTENT-ILS ?
Le 25 mai 2020, Daniella Frazier filme, durant 8 minutes et 46 secondes, l’agonie de l’afro-américain George Floyd. On y voit un policier blanc, Derek Chauvin, exercer de tout son poids une pression sur le corps de George Floyd, menant à sa mort. « I can’t breathe ». Ce dernier souffle est vu par des millions de personnes. L’indignation, la colère, la tristesse se répandent. Cette scène émeut et soulève des foules dans le monde entier, donnant une nouvelle ampleur au mouvement Black Lives Matter. Le 25 juin 2021, Derek Chauvin est condamné à 22,5 ans de prison par la justice de l’État du Minnesota, et le 7 juillet 2022, il est condamné à 21 ans de prison par la justice fédérale des États-Unis. Daniella Frazier reçoit un prix Pulitzer pour ces images30.
Si cette affaire est tristement emblématique de l’impact que les images peuvent avoir, aussi bien pour sensibiliser l’opinion publique que pour faire pression sur la condamnation des policier.es, le contre-pouvoir des images est loin d’être toujours aussi évident en Belgique.
Du côté des tribunaux
« En-dehors d’un contre-pouvoir citoyen, y a pas de contre-pouvoir. Le pouvoir judiciaire fait parti du système »
Selma Benkhelifa, avocate31
Il est très rare, en Belgique, que des policier.es soient condamné.es pour des violences policières : « En Belgique, une personne qui est victime de violence illégitime par des membres des forces de l’ordre se voit souvent dépourvue de voies de recours, les dossiers étant régulièrement classés sans suites ou, lorsqu’ils ne le sont pas, ils n’aboutissent que très rarement à une condamnation. C’est ce qu’attestent les constats, outre celui de la Cour européenne des droits de l’homme dans certains arrêts, du Comité P, du Comité des droits de l’homme des Nations Unies, du Comité contre la torture des Nations Unies et encore du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies32. » Parmi les rares dossiers où des policier.es ont été condamné.es pour violences policières, ils ont soit été acquittés en appel, soit ils sont sortis avec du sursis. Mais sans images, les policier.es sont encore moins condamné.es. C’est ce dont témoigne l’avocat Alexis Deswaef : « Ça fait plus de 10 ans, si ce n’est pas 15 ans, que je défend des victimes de violences policières et le constat que je porte c’est que les images sont essentielles parce qu’on peut avoir de très bons dossiers, où il y a des certificats médicaux qui établissent que la personne a la tête au carré ou plein de blessures qui sont pas explicables autrement que pas des coups ; on peut avoir un récit très détaillé de la personne victime qui dit ‘À tel moment, tel policier qui ressemble à ça m’a frappé, etc., dans telles circonstances, et il m’a sorti ça comme injure’, et ça a beau concorder, et ben ça sera très difficile d’obtenir la condamnation des policiers en question s’il n’y a pas d’images.33 ».
Les vidéos filmées au téléphone ont l’avantage d’être accessibles pour la partie civile, et si les policier.es sont rarement condamné.es, ces images permettent, a minima, d’ouvrir des instructions ou de disculper les victimes des fausses accusations dont elles font généralement les frais .
> Des images accessibles
Contrairement aux images de vidéosurveillance (bodycams, drones, caméras de surveillance) qui sont peu accessibles aux avocat.es de la partie civile (cf. article ici sur la question), les images filmées par des passant.es, des témoins, voir les victimes elles-mêmes, sont accessibles et directement utilisables pour les avocat.es. Elles ont aussi l’avantage de ne pas être passées entre les mains de la police et d’être intactes, ce qui n’est pas toujours le cas avec les images de vidéosurveillance. L’avocat Alexis Deswaef nous confie : « L’avantage des images smartphones c’est qu’on est sûrs de les avoir entièrement. Moi je vois quand même dans deux, voire trois dossiers, qu’on a l’air de chipoter avec les images, qu’on coupe dans les images. Et ça, sincèrement, je pensais que ça serait jamais le cas. Ça fait 27 ans que je suis avocat et sur les deux dernières années, j’ai deux dossiers où je pense vraiment qu’on a chipoté avec les images avant de les joindre au dossier répressif. Je pense que les policiers qui ont fait ça ne se rendent pas compte comme ils portent atteinte à tout le système. C’est l’état de droit qui est mis à mal ! […] L’avantage du smartphone c’est qu’on les a intégralement, on va pas couper dedans. ».
> Ouvrir une instruction
Lorsqu’il y a des images, elles permettent parfois d’ouvrir une instruction (ce qui pourrait pourtant sembler être un préalable automatique dans un système démocratique).
Une affaire est particulièrement parlante à ce propos : en avril 2020, alors que Bruxelles était encore confinée, A.J., un migrant sans-papiers soudanais, a été violemment agressé par des policiers. Il a été frappé pendant son arrestation puis dans le fourgon des policiers, le traçage GPS a montré que ces derniers ont cherché une place sombre et discrète pour le relâcher, puis l’ont encore gazé. Il est fort à parier que le statut de A.J., et le peu de ressources dont il disposait en Belgique, ont contribué encore davantage à l’invisibilisation de ces violences. Mais elles ont été filmées, un « compte agrégateur » a rapidement diffusé la vidéo sur les réseaux sociaux, et celle-ci a suscité de l’indignation. Le bourgmestre de Bruxelles est alors intervenu pour demander qu’une instruction soit ouverte. La saisie des téléphones et l’analyse des comptes WhatsApp des policiers ont montré que les policiers se sont mis d’accord sur un récit mensonger des événements. L’avocat de A.J., Alexis Deswaef, nous livre son analyse : « Je crois que la médiatisation et le fait que ça a été mis sur Facebook ont forcé le Procureur à réagir, à ne pas laisser les choses comme ça, et la police a tout de suite ouvert une enquête disciplinaire. Ça a suscité beaucoup d’émoi… le bourgmestre s’est saisi du dossier, et c’est clair que ça a joué, si il y avait pas eu ça, peut être qu’on en aurait jamais parlé. » La Cour d’appel correctionnelle de Bruxelles a condamné en mars 2022 le policier incriminé à 1 an de prison avec sursis et 1.600 € d’amende.
Les images ont donc permis qu’il y ait une enquête, et le policier a été condamné. Si la peine prononcée peut paraître légère, chaque condamnation de policiers représente malgré tout un précédent en Belgique.
> Disculper les accusations de rébellion
Systématiquement, pour se protéger, les policier.es portent plainte contre les personnes qu’ils frappent. L’avocate Joke Callewaert explique : « En fait, la plupart des dossiers dans le cas de violences policières, ce sont des dossiers de jeunes qui sont poursuivis pour rébellion après avoir subi des coups de la part des flics. (…) Ce sont pas des peines très lourdes, mais t’as un casier.34 » Généralement, des personnes poursuivies pour rébellion s’inscrivent dans un dispositif de citation directe à comparaître, sans enquête menée par un.e juge d’instruction, avec une convocation pour se présenter au tribunal deux semaines après, ce qui laisse peu de marge de manœuvre pour se défendre. Les images de violences policières filmées au téléphone qui arrivent dans les mains des avocat.es aident à disculper les victimes.
L’avocat Vincent Lurquin nous a ainsi raconté une affaire sur laquelle il défendait un jeune garçon. Une descente de policiers avait eu lieu à Beekkant (Molenbeek) pour des contrôles d’identité et des fouilles. Le garçon était accusé d’avoir blessé un policier de manière grave, il avait été arrêté et déféré devant un juge d’instruction. Entre temps, ses amis avait montré à l’avocat des vidéos qu’ils avaient pris ce jour là : « J’ai montré ça au juge qui a éclaté de rire car on voyait très bien que c’était le policier qui courait après les jeunes et que c’est le policier qui donnait des coups, genre kung-fu. Et à un moment donné, le jeune s’est retourné et a donné un coup au policier. Mais c’était, honnêtement, une défense qui était assez légitime, parce qu’il n’y avait aucune raison de courir après ce jeune là, aucune raison de lui donner des coups. Il a été – d’après le juge d’instruction aussi – bien patient d’avoir attendu autant avant de répondre ! Mais le policier évidement ne racontait pas ça de cette manière-là. On a repris toutes les vidéos, on a déposé ça devant le juge et le jeune a pu sortir, il a été acquitté35 ».
Les images filmées au téléphone sont accessibles pour les avocat.es de la partie civile ou pour les avocat.es qui défendent des jeunes accusés de rébellion, outrage, ou violence. Ces vidéos jouent un rôle pour ouvrir une affaire ou pour faire entendre la parole des jeunes. Cela est cependant un peu cynique car de fait, elles semblent davantage permettre que des victimes de violences policières ne soient pas poursuivies, que permettre que des policier.es soient condamné.es.
Du côté de la société civile
Les images de violences policières permettent de rendre visibles ces violences, de toucher et de faire prendre conscience à ceux et celles qui ne les vivent pas. L’avocate Selma Benkhelifa nous dit, à propos de la vidéo des policières qui se sont filmées en train de circuler en voiture à Anderlecht, en traitant les habitant.es de « macaques » (voir ici) : « Avec tous les gens que je connais, on était très étonnés de l’étonnement des Blancs. On le sait qu’ils nous parlent comme ça. Mais nous, dès qu’on parle de racisme, on nous dit : ‘Oh, victimisation, blablabla’. Là, ce qui est important vis-à-vis des images, c’est qu‘il y a peut-être quelques personnes qui vont enfin nous croire. Disons que sans images on te croit vraiment pas. Parfois avec une image où ça se voit, on te croit enfin. »
Juin 2023, Nanterre (en région parisienne), France. Nahel M., âgé de 17 ans, est tué d’une balle à bout portant tirée par un policier. Les policiers présents évoquent la légitime défense, en disant que la voiture conduite par Nahel leur a foncé dessus. Mais une vidéo apparaît, révélant le mensonge policier : on y voit la voiture à l’arrêt, puis qui démarre doucement dans le sens inverse des policiers, et un des policiers tirant à bout portant en direction du conducteur. La diffusion de ces images suscite l’indignation et la France s’embrase. Pendant plusieurs jours, la révolte jaillit dans plus de 300 villes françaises. La colère se propage en Belgique, à Bruxelles et à Liège. Cette séquence remet au devant de la scène médiatique et politique les violences policières, et plus largement les violences et discriminations raciales et sociales que vivent les populations des quartiers populaires.
Les images sont au cœur de cet événement. Il y a l’image de la mort de Nahel. Cette image qui déconstruit le récit mensonger policier, et dans un même mouvement qui remet en question tous les récits policiers précédents qui légitimaient la mort de quelqu’un en invoquant la légitime défense pour inverser les responsabilités. Au centre de la colère il y a donc cette image, mais aussi toutes les images qui n’existent pas, tous ces creux qui deviennent visibles : «Sans la vidéo, Nahel n’aurait été qu’une statistique » peut-on lire sur certains mûrs, pancartes, et commentaires sur le web. 15 jours avant la mort de Nahel, Alhoussein Camara, 19 ans, a été tué par la police à Angoulême dans des circonstances très similaires. Il n’y avait pas d’images, et la version policière qui invoque la légitime défense face à un refus d’obtempérer, n’a pas pu être remise en cause.
Il y ensuite les images des révoltes qui circulent sur les réseaux sociaux et qui effraient les politiciens au point d’amener le président Emmanuel Macron à « appeler les grandes plateformes à retirer les ‘contenus les plus sensibles’, tout en leur demandant de collaborer pour identifier ceux ‘qui utilisent ces réseaux sociaux pour appeler au désordre ou pour exacerber la violence36‘». Les images font peur : elle sont des témoignages, mais aussi des appels, des images agissantes.
8 mars 2021, place Saint-Lambert, Liège, Belgique. Une femme est plaquée au sol par des policiers. La scène est filmée (cf. vidéo ci-dessus). La femme témoignera par la suite de l’humiliation vécue, du plaquage au sol, de la sensation d’étouffer et des gaz lacrymogènes. C’est une infirmière, au sortir d’une période de confinement. C’est une personne noire, avec l’écho de la mort de George Floyd et l’ampleur qu’a pris le mouvement Black Lives Matter. C’est une femme, le jour de la journée internationale des droits des femmes. Ou peut-être, c’est simplement trop. Les images circulent, l’émotion est vive, Liège s’embrase.
15 août 2020, parvis de Saint-Gilles, Bruxelles, Belgique. Trois femmes sont harcelées par un homme sur le parvis. La police intervient et se concentre sur le non-port du masque par les femmes. Elles sont arrêtées et brutalement violentées : lésions au cou, contusion à l’épaule, poignet cassé. Sur le moment, la commissaire a commenté : « En même temps, avec des tenues comme ça, il ne faut pas s’étonner. » Par la suite, dans la presse, la police a signalé que les trois victimes étaient en « tenue légère ».
Des témoins ont filmé la scène, l’un s’est vu saisir son téléphone, l’autre a été poursuivi jusqu’à chez lui, embarqué au commissariat où les policiers lui ont écrasé les parties génitales pour le forcer à effacer les vidéos37. Une vidéo de l’arrestation des femmes a quand même réussi à circuler sur les réseaux sociaux. Elle a été complétée par leur témoignage et ceux des filmeurs maltraités. Les policier.es ont publié leur version sur leur compte Facebook, mais cette fois-ci ce récit n’a pas été dominant. L’arrestation violente des femmes et son traitement sexiste ont suscité l’indignation. Une manifestation pour la dissolution de la brigade incriminée, la brigade UNEUS38 s’est déroulée quelques jours après. Elle a marqué le début d’une convergence des luttes, notamment entre des groupes féministes et le collectif des Madrés, qui, depuis 2018, lutte contre les violences policières que subissent les jeunes à Saint-Gilles39. Le mode d’action privilégié du collectif des Madrés, les interpellations communales, ont rassemblé de plus en plus d’habitant.es et de militant.es. La mobilisation a pris de l’ampleur, et cette lutte locale s’est avérée victorieuse avec la dissolution de la brigade UNEUS en 2022.
S’il s’agit clairement d’une séquence où le contre-pouvoir a été effectif, le rôle des vidéos40 est difficilement mesurable. Elles ont probablement aidé à visibiliser les violences que subissaient au quotidien une partie de la jeunesse du quartier et à sensibiliser des habitant.es qui ont ainsi rejoint le combat porté par le collectif des Madrés. Le rapport de force s’est alors inversé, et alors que les Madrés étaient raillées par le bourgmestre Charles Picqué lors de leur première interpellation41 en 2018, en 2020 le conseil communal a dû être suspendu face à la pression collective lors d’une nouvelle interpellation. Encore une fois, ce rapport de force se ressent dans l’expression de la peur du côté des politiques : c’est à la suite de la diffusion des images de l’arrestation musclée des femmes, que le bourgmestre Charles Picqué a parlé de bataille de communication. L’année d’après, il débloque un budget colossal42 pour développer l’usage des bodycams dans la commune.
« Notre point de vue, c’est que si y a une mobilisation, ça joue sur les décisions qui sont prises en justice. Ça influence, mais pas toujours positivement. C’est plutôt que le juge se dit ‘Je vais quand même devoir faire attention dans mon jugement parce qu’il y a cent personnes dans la salle qui savent ce qu’il y a dans le dossier.’ »
Joke Callewaert, avocate
La mort de Nahel, l’arrestation de cette femme à Liège ou de ces femmes à Bruxelles : les faits et leurs impacts ne sont pas les mêmes, les pays et les contextes politiques non plus. Les images ne sont pas non plus les mêmes et ne révèlent pas les mêmes choses43. Nous ne citons pas ces événements et ces images pour les comparer, mais comme autant d’exemples où un événement, sa captation et la diffusion des vidéos ont provoqué quelque chose. Quelque chose qui se déroule en différentes étapes : il s’agit de sensibiliser, de réunir et parfois de permettre des mobilisations. Ces mobilisations peuvent prendre des formes de révoltes urbaines, de manifestations, de marches blanches, de pétitions, d’interpellations communales, de soutien aux procédures judiciaires… Et c’est peut être la coexistence de ces différentes formes qui permet le plus d’impact.
Pour conclure…
Il semblerait que la police soit majoritairement perçue à travers le prisme de sa mission première : protéger. Il est alors difficile d’imaginer, pour beaucoup de personnes, que cette mission soit souvent dévoyée, au point que la police est dangereuse pour une partie de la population.
Il est alors nécessaire de proposer un contrepoint aux récits dominants, ceux produits par les policier.es et leurs syndicats, soutenus par les politicien.nes. Les images, lorsqu’elles ne sont pas produites par la police, peuvent aider à rendre visibles les violences policières : cela permet alors une maîtrise de la production d’images, du point de vue adopté, et de leur chaîne de diffusion. Cependant, les images ne se suffissent pas à elles-mêmes : elles doivent être resignifiées, notamment pour apporter une lecture qui prenne en compte les rapports classistes et racistes qui sont à l’œuvre, aussi bien dans la dynamique systémique des violences policières que dans le traitement des images de ces dernières.
Les images sont alors centrales pour appuyer les contre-récits qui dénoncent ces violences sur les réseaux sociaux, dans des contre-enquêtes journalistiques, dans des expertises scientifiques ou judiciaires. L’impact de ces contre-récits semble cependant davantage se situer au niveau de la sensibilisation de la société civile et de sa mobilisation, que du côté des procédures judiciaires et inculpations de policier.es incriminé.es. Mais la coexistence des différentes formes de contre-pouvoir se nourrissent souvent mutuellement.
Pour autant, certaines limites quant au rôle et impact des images sont à souligner :
- un déséquilibre des forces demeure : les images sont du côté de ceux qui ont le pouvoir, notamment celui d’empêcher l’autre camp de filmer (par un arsenal législatif, par l’intimidation, ou éventuellement par l’usage de la force). Filmer est alors une prise de risque, surtout pour les personnes racisées qui sont déjà la cible des policier.es.
- ces images de violences policières montrent des corps racisés frappés, mutilés, tués, au risque « d’alimenter les stéréotypes d’une violence spécifique liée à la destinée noire44 », et au risque aussi de déclencher chez les personnes racisées qui voient ces images un « trauma racial45 ». Ces images nous semblent nécessaires pour visibiliser les violences policières, elles sont un outil du débat public, mais avoir conscience de leur violence et de son inscription historique permet à chaque diffusion de se poser la question de sa pertinence, d’avoir un regard critique sur nos pulsions voyeuristes, et de prendre la précaution de les accompagner d’une mise en garde pour laisser le choix de leur visionnage.
- « Combien de Nahel n’ont pas été filmés ? » pouvait-on lire pendant la marche blanche qui a suivi le meurtre du jeune Nahel. Cette question doit rester centrale afin que les rares images de violences policières qui nous parviennent ne fassent pas contre-emploi en invisibilisant toutes les autres violences qui ne sont pas filmées.
1 Universitaire canadien, considéré comme le père de la technologie portable, il vit avec une caméra solidaire de son crane : http://wearcam.org/steve.html
2 André Gunthert, « Filmer la police contrarie le maintient de l’ordre », blog Images sociale, nov. 2012.
3 David Dufresne, Police, Ed. la Fabrique, 2020.
4 https://www.arretsurimages.net/articles/loi-darmanin-journalistes-police-la-guerre-des-images
5 Lynn Smith, « Not the same old story », citée par Christian Salmon dans Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits. Ed. la Découverte, 2008.
6 C. Salomon, ibid.
7 Ainsi, pendant la campagne électorale de Sarkozy en 2007, on entendra ce dernier ériger un hymne à la gloire du marin breton : « Ce qu’il oppose à l’océan, ce n’est pas la force de ses bras, c’est la force de son esprit », chanter le Languedoc comme « cette bien vieille terre où se mélangent depuis si longtemps les souvenirs des morts et des vivants » ou la Picardie comme « cette France de toujours, cette France qui est la vraie France », etc. Si ce lyrisme désuet peut faire sourire, c’est pour autant les contours d’une nouvelle mythologie qui s’écrit pour asseoir un nouvel ordre républicain. Plus tard, ce lyrisme laissera place au « kärcher » et à « la racaille » : la « vraie France » ainsi dessinée aura permis d’esquisser son contrechamp : les quartiers populaires qu’il faut « nettoyer ».
8 C. Salomon, ibid.
9 Yaël Braun-Pivet, sur l’antenne de France Inter le 17 avril 2023, citée par AOC média : https://aoc.media/opinion/2023/04/30/violences-2/
10 Makan Kebe, Arrête-toi, Ed. Les premiers matins de novembre, 2021.
12 Juin 2023, Nanterre (en région parisienne) Nahel M., âgé de 17 ans, est tué d’une balle à bout portant tirée par un policier.
13 Contrairement à ce qu’ont publié certains journaux, l’IPGN n’a pas rendu ses conclusion sur l’analyse de la bande son : https://www.mediapart.fr/journal/france/030723/mort-de-nahel-les-conclusions-trop-rapides-de-l-emission-telematin-propos-de-l-enquete-igpn
14 E. Dorlin, Se défendre, Une philosophie de la violence, Ed. Zones, 2017.
15 Lamine Bangoura a été tué à son domicile par huit policiers en 2018. « La Belgique, pays de non lieux. Innocence raciale et négrophobie judiciaire » : https://blogs.mediapart.fr/plis/blog/090521/belgique-pays-de-non-lieux-innocence-raciale-et-negrophobie-judiciaire.
16 Comité Justice pour Lamine Bangoura, « Déconstruire le regard blanc », intervention de Nordine Saïdi à la table ronde « Analyse d’impact », Bruxelles, 2022.
17 Anas Amara et Nordine Saïdi « Retour sur l’assassinat de Mohamed Amine Berkane », https://bruxelles-panthere.thefreecat.org/?p=5047, 27 décembre 2021
18 E. Lemaire, L’œil sécuritaire. Mythes et réalités de la vidéosurveillance, La Découverte, 2019.
19 D. Cardon, La démocratie Internet. Promesses et limites, Seuil, coll. « La république des idées », 2010.
20 Les comptes Twitter de certains journalistes indépendants, comme David Dufresne ou Taha Bouhaff, sont connus pour avoir contribué à la visibilité et à l’analyse des images des Gilets jaunes en France, en les compilant et les relayant.
21 É. Bouté, « La mise en visibilité des forces de l’ordre sur Twitter pendant le mouvement des Gilets jaunes », Questions de communication, 2021.
22 Le monde, 30 juin 2023 – à propos des images de révoltes qui circulaient sur les réseaux suite à la mort de Nahel M., (tué par une balle à bout portant tirée par un policier) : https://www.lemonde.fr/pixels/article/2023/06/30/mort-de-nahel-m-avec-les-reseaux-sociaux-des-emeutes-en-direct_6180020_4408996.html
23 Moïse Lamine Bangoura est décédé en Belgique en 2018 suite à un pression sur la cage thoracique dans son appartement, sous le regard de huit policiers. Grâce à un témoin (l’assistant de l’huissier également présent), des images de son agonie circulent.
24 Michel Zecler a été roué de coups par des policiers en novembre 2020 à Paris, sous l’œil de la caméra de surveillance de son studio d’enregistrement. Cette vidéo diffusée par le site d’information Loopsider, en plein débat sur la loi de « Sécurité globale », a ému le public et obligé les politiciens français à s’exprimer publiquement.
25 Ils sont freelance, et ont notamment travaillé pour le service vidéo du Monde, pour Médiapart et pour la BBC.
26 Voir ici certaines de leurs enquêtes : https://antoineschirer.fr/films/the-shameful-mistake/ et ici la présentation de leur méthode : https://www.auposte.fr/violences-policieres-les-techniques-de-la-police-scientifique-au-service-du-journalisme/
27 Roumanos Rayya et Le Deuff Olivier, « L’enquête OSINT. Des traces ouvertes au récit journalistique fermé », 2021 : https://intelligibilite-numerique.numerev.com/numeros/n-2-2021/2621-enquete-osint-des-traces-ouvertes-au-recit-journalistique-ferme
28 https://www.index.ngo/
29 https://forensic-architecture.org
30 https://www.rtbf.be/article/un-prix-pulitzer-special-pour-darnella-frazier-la-jeune-femme-qui-a-filme-le-meurtre-de-george-floyd-10781450
31 Entretien réalisé le 10 mars 2022 dans le cadre de ce projet de recherche.
32 Rapport d’analyse sur les bodycams de Police Watch (LDH), 2022 : https://policewatch.be/files/PW_analyse_bodycams_Vlongue.pdf
33 Entretien réalisé le 8 février 2022 dans le cadre de ce projet de recherche.
34 Entretien réalisé le 10 mars 2022 dans le cadre de ce projet de recherche. Voir à ce propos l’arrêt Boutaffala : la Cour européenne des droits de l’homme a condamné la Belgique pour violation de l’art. 6 de la Convention européenne des droits de l’homme protégeant le droit au procès équitable.
35 Entretien réalisé le 9 juin 2023 dans le cadre de ce projet de recherche.
36 Le Monde, ibid.
37 Événement rapporté par Pamela Ciselet, IEB, « De keufs + de meufs : des féministes contre les violences policières à saint-gilles » : https://ieb.be/De-keufs-de-meufs-des-feministes-contre-les-violences-policieres-a-Saint-Gilles
38 La brigade UNEUS (Union pour un environnement urbain sécurisé) a été créée à l’initiative de la commune de Saint-Gilles en 2012, sur le modèle du Koban (police de proximité japonaise) : https://www.liguedh.be/uneus-cow-boys-de-proximite/
39 Voir https://www.collectifdesmadres.be/, et le documentaire sonore sur sa fondatrice, Latifa Elmcabeni à écouter ici.
40 La vidéo de l’arrestation des femmes : https://www.7sur7.be/faits-divers/trois-jeunes-femmes-accusent-la-police-de-violences-voila-ce-quil-se-passe-quand-on-demande-laide-de-la-police~acf13fd3/ mais aussi la vidéo de ces enfants arrêtés et menottés a beaucoup circulé et a fait réagir : https://www.lesoir.be/305561/article/2020-06-07/une-arrestation-interpellante-bruxelles-un-enfant-menotte-par-la-police
41 Latifa Elmcabeni témoigne ici : « Lors de cette première interpellation, nous étions 4 mamans face à Charles Picqué, notre bourgmestre. Je me souviens comment on a été accueillies ! On sentait vraiment un racisme institutionnel […]. Il m’avait tout de suite stigmatisée comme mère de délinquant, alors que c’était mon droit de signaler ces violences. »
42 La commune de Saint Gilles fait parti de la zone de police Midi (qui englobe aussi Anderlecht et Forest). Cette zone annonçait en 2021 avoir voté un budget de 735 000 € « en faveur d’équipements de modernisation : optimalisation des caméras en fonction des besoins des communes, usage progressif des bodycams et équipements informatiques à bord des véhicules » : https://www.police.be/5341/fr/actualites/communique-de-presse-budget-2021.
43 Voir l’analyse d’André Gunthert : contrairement aux images du meurtre de George Floyd, la dimension raciste est absente de la vidéo du meurtre de Nahel M. et a été absente des réactions des politiques qui continuent à nier l’existence du racisme français : http://imagesociale.fr/11148.
44 André Gunthert reprend l’analyse de la chercheuse Mélanie Price dans « George Floyd: les images de violence imposent-elles la vision des bourreaux ? », 12 juin 2020 : http://imagesociale.fr/8749
45 Estelle Depris « Trauma Racial : l’impact du racisme sur la santé mentale », 21 décembre 2020 : https://www.bepax.org/publications/trauma-racial-lrimpact-du-racisme-sur-la-sante-mentale.html