LE CADRE LÉGAL
L’article 37 de la loi du 5 aout 1992 sur la fonction de la police encadre le recours des policier.es à la force en précisant qu’elle doit « poursuivre un objectif légitime qui ne peut être atteint autrement » et que « tout recours à la force doit être raisonnable et proportionné à l’objectif poursuivi ». Dans son rapport de 2022, Police Watch1 souligne que « la persistance d’allégations de mauvais traitements par les forces de l’ordre a récemment poussé le Comité contre la torture des Nations Unies à demander à l’État belge de ‘prendre des mesures urgentes pour examiner de manière indépendante et transparente le recours aux mauvais traitements et à l’usage excessif de la force par les services de police’2. ».
Le cadre légal semble par ailleurs insuffisant pour circonscrire les violences policières. La technique du plaquage au sol par exemple, ou « décubitus ventral » (représentée sur la page d’accueil), est largement décriée car elle présente des risques élevés d’asphyxie : Georges Floyd (USA), Adama Traoré, Cédric Chouviat (France), Josef Chovanec, Kadri Abderrahmane Ridha et Lamine Bangoura (Belgique), notamment, sont morts après l’utilisation de cette technique. Si elle n’est pas autorisée en Belgique, son usage n’en est pour autant pas proscrit3…
DES DÉPÔTS DE PLAINTES RARES
Des personnes, généralement noires ou arabes, subissent quotidiennement des violences physiques, verbales ou psychologiques de la part de la police. Ces abus ou violences sont extrêmement difficiles à chiffrer, notamment à cause de la rareté des dépôts de plainte qui en découlent. Ainsi, si le Comité permanent de contrôle des services de police (Comité P) a ouvert 3112 nouveaux dossiers de plaintes en 2020 (ce qui représentait une augmentation de 17,5 % par rapport à 2019), peu de victimes portent plainte. Parmi les abus signalés auprès de la Ligue des droits humains en 2022, 24 % ont abouti à une plainte (il est d’ailleurs probable que ce chiffre ne reflète pas la réalité, car les personnes qui contactent la Ligue, connaissant son travail et ayant confiance en une ASBL aussi instituée, sont certainement plus sujettes à porter plainte par la suite).
La crainte de représailles, ainsi que le peu de foi dans les organes de contrôle de la police, peuvent expliquer ce faible pourcentage de plaintes. Beaucoup de personnes témoignent également d’un refus d’enregistrement de leur plainte au sein des commissariats. La multiplicité des parcours et instances pour pouvoir porter plainte est par ailleurs source de confusion : « Face à la jungle judiciaire et administrative, il est souvent difficile de s’y retrouver et de savoir à qui s’adresser et quelle procédure entamer. » (Beys, 2014). Le Comité P (qui est sous l’autorité du Parlement) et l’inspection générale de la police (l’AIG, sous l’autorité des ministères de la Justice et de l’Intérieur) manquent de lisibilité quant à leur finalité et leurs critères d’évaluation. Si le Comité P est autonome de la police, puisqu’il est sous le contrôle du Parlement, parmi les plaintes déposées auprès du Comité P seules certaines donnent suite à une enquête qui sera ensuite menée par… des services de police4.
DES POURSUITES JUDICIAIRES LIMITÉES
Très peu de ces plaintes aboutissent à une condamnation des policier.es incriminé.es. Parmi les 613 plaintes déposées auprès du Comité P entre 2013 et 20175, seules 145 ont donné lieu à des poursuites, la violence policière a été établie par la justice dans seulement 30 cas, et 20 membres des forces de l’ordre (sur 350 inculpés) ont effectivement fait l’objet de condamnations6.
Les rares fois où des policier.es ont été jugé.es coupables, les peines sont apparues dérisoires en comparaison des peines généralement données aux civils. À titre d’exemple, le policier qui a tué Mawda Shawri (une petite irakienne de 2 ans qui a reçu une balle en pleine tête dans la fourgonnette à bord de laquelle elle et ses parents tentaient de rejoindre le Royaume-Uni) a été reconnu coupable pour homicide involontaire par défaut de prévoyance, et a été condamné à 10 mois de prison avec sursis et 400 € d’amende.
L’IMPORTANCE DES PREUVES
Face aux difficultés pour poursuivre des policier.es et aboutir à leur condamnation, les preuves – telles que les certificats médicaux et les images vidéos – sont particulièrement précieuses dans ces affaires. L’avocate Selma Benkhelifa nous livre son témoignage : « Quand on est partie civile dans une affaire de violences policières, on voit que l’institution n’a vraiment pas une attitude qu’on a généralement à l’égard des parties civiles. On dirait toujours que c’est les parties civiles qui doivent se défendre comme si elles étaient les accusées. Et le procureur qui joue le rôle d’avocat des policiers. Ça c’est systématique. Et donc, évidemment, c’est important d’avoir des preuves. Parce que quand on est dans un climat de suspicion complet, on va jamais vous croire. »
Les images policières, c’est à dire issues des caméras de surveillance et des bodycams, sont cependant difficiles à obtenir pour les plaignant.es. Les avocat.es peuvent demander la saisie des images de caméras de surveillance, mais le temps de conservation des images est restreint, environ 30 jours, et les avocat.es arrivent généralement trop tard dans l’affaire (selon le type de caméras, le temps de conservation maximal varie, cf. article « caméra et procédures judiciaires », et rien ne garantit que les images ne soient pas effacées avant : dans la réalité le temps de conservation des images dans les serveurs de la police dépend de la capacité de stockage qui est très limitée). Un.e magistrat.e doit les saisir, mais la caméra de surveillance s’avère souvent défectueuse. Puis, la vidéo doit être enregistrée sur un support accessible au greffe et compatible avec différents types de logiciels, ce qui est rarement le cas. Et enfin, la projection en audience est très souvent compliquée faute de matériel adéquat. Ce sont sous la forme de captures d’écran légendées que les vidéos parviennent aux magistrat.es. Les images filmées (généralement par un téléphone) par des passant.es ou par la victime sont quant à elles beaucoup plus accessibles aux plaignant.es7.
Pour conclure …
L’impunité judiciaire en lien avec la difficulté à porter plainte et à mener à bien les poursuites judiciaires, contribue à donner des arguments à certain.es politicien.es pour ne pas reconnaître l’existence de violences policières. Charles Picqué, bourgmestre de Saint-Gilles (commune bruxelloise) pendant plus de 40 ans, s’est ainsi obstiné à ne pas reconnaître les violences subies par les jeunes du quartier, malgré les nombreuses dénonciations et mobilisations, parce que le nombre de plaintes déposées restait faible. L’avocate Joke Callewaert nous explique que le problème est d’autant plus complexe et les conséquences lourdes pour les jeunes en question, que les policier.es, pour se protéger, poursuivent les jeunes qu’ils frappent : « La plupart des dossiers dans le cas de violences policières, ce sont des dossiers de jeunes qui sont poursuivis pour rébellion après avoir subi des coups de la part des flics. C’est plus que problématique : les jeunes ont des casiers lourds. C’est toujours des peines d’un an. Ce ne sont pas des peines très lourdes, mais tu as un casier. Ça se rajoute à d’autre peine. » L’État belge a été condamné pour cela par la Cour européenne des droits de l’homme : dans une affaire où la personne victime de violence policière avait été condamnée pour rébellion la CEDH a dénoncé les conditions dans lesquelles la procédure judiciaire s’est déroulée8.
Notons également que, généralement, des personnes poursuivies pour rébellion s’inscrivent dans un dispositif de citation directe à comparaître, sans enquête menée par un.e juge d’instruction, avec une convocation pour se présenter au tribunal deux semaines après, ce qui laisse peu de marge de manœuvre pour se défendre.
Face à un système judiciaire à charge, les images filmées par des témoins sont alors cruciales pour, dans un premier temps, essayer d’innocenter les personnes poursuivies pour rébellion (ce qui reste fort compliqué avec le système de citation directe à comparaître), puis sensibiliser l’opinion publique, et peut-être, réussir à faire condamner les policier.es auteurs de violences.
1 Organe de la Ligue des Droits Humains et de la Liga Voor Mensenrechten.
2 Rapport Police Watch, 2022 : https://policewatch.be/files/Rapport%20Police%20Watch%20LDH%202022_FR.pdf
3 Suite à la mort de Joseph Chovanec en cellule après un plaquage ventral, cette technique a été interdite en 2020 pour les personnes présentant un état de « EDS » (Excited Delirium Syndrom).
4 Rapport Comité P, 2020 (p.30) : https://comitep.be/document/jaarverslagen/Comit%C3%A9%20P%20Rapport%20annuel%202020.pdf
5 Rapport Comité P, 2018 (p.6) : https://comitep.be/document/jaarverslagen/2018FR.pdf
6 Rapport Police Watch, 2022 (p.26) : https://policewatch.be/files/Rapport%20Police%20Watch%20LDH%202022_FR.pdf
7 L’ensemble de ce site propose d’examiner le rôle et l’impact des images de violence policière dans la lutte contre celles-ci. Voir aussi le dossier de Police Watch (LDH) « l’apport de preuves audiovisuelles en matière de violences policières » : https://policewatch.be/files/Lapport_des_preuves_audiovisuelles_en_matiere_de_violences_policieres.pdf
8 L’arrêt de la CEDH condamne la Belgique pour violation de l’art. 6 de la Convention européenne des droits de l’homme protégeant le droit au procès équitable : cf. arrêt Boutaffala.